L’imaginaire

Il faut être dans le plus dur du dur de la réalité pour découvrir l’immense potentiel de l’imaginaire. Les gens qui vivent dans un certain confort ne savent pas à coté de quoi ils passent. Je me faisais cette réflexion hier encore en inventant une histoire d’enlèvement par les extraterrestres, en direct, face à mon beau-frère. En prenant le ton le plus sérieux qu’il soit, et en fournissant suffisamment de détails mais pas trop non plus, l’ellipse est essentielle dans ce genre de narration, je vis son visage s’allonger, son regard chercher un appui sur le mur du fond derrière moi.

« — Est-il devenu cinglé ? » semblait demander au mur ce regard.

Evidemment je me mis à sourire pour le rassurer.

« — je plaisantais, bien sûr… »

Il en fut à la fois soulagé et un peu triste je crois bien.

Mais le fait est qu’on ne devrait pas raconter à n’importe qui tout ce qui se passe dans notre vie. Même avec les meilleures intentions du monde. Comme par exemple tenter de réveiller un peu l’imagination de nos proches qui souvent parait bien endormie.

Je racontais ça au pilote de la soucoupe qui se gondola, si tant est qu’un être métamorphe puisse se gondoler comme nous autres humains, bien sûr. Le voyage est assez long jusqu’à Alpha du Centaure, il faut bien parler de quelque chose, même si dans le fond, on n’a pas grand chose à dire.

Récit en cours de rédaction

Ordre chronologique des textes

Aphone

Vampirella

J’essaie de reconstituer les différentes étapes de cette histoire; mais je ne sais pas si j’aurais le temps. Peut-être que le fait de revenir à chaque moment clef de cette sinistre aventure me fournira quelques indications sur la logique de celle-ci. A condition qu’il existe encore une logique au sens où nous l’entendions avant mon départ. Une logique humaine évidemment. Et peut-être que grâce à la logique je découvrirai une issue avant qu’il ne soit trop tard. En tous cas il parait urgent de remettre un peu d’ordre dans mes pensées que la panique depuis quelques semaines a complètement chamboulées.
J’allumai une cigarette, une “Benson and Hedge”s que j’avais chipée à ma mère puis ouvris la fenêtre qui donne sur la plaine. Les silhouettes menaçantes des usines se dressèrent presque aussitôt telle des géants belliqueux au pied des montagnes du Pilât. Puis, il y eut un mouvement rapide, une ombre mangea le ciel et une énorme pie vint se poser sur l’olivier en pot de la cour,. Elle tourna la tête à quatre-vingt dix degrés et son œil rond sembla me dévisager. Elle dû voir que je la regardais moi aussi et d’’un coup d’aile elle fut sur la margelle de la fenêtre puis se mis à me parler dans son langage de pie. Un langage parfaitement compréhensible et qui disait:
“—Dépêche toi jeune Guillaume, ils sont à ta recherche “
Ce n’était pas vraiment une surprise de comprendre la langue des pies. En tous cas, depuis que j’étais devenu aphone, de très étranges choses avaient commencées à surgir dans ma vie il y avait environ trois semaines.

Peut-être devrais-je d’ailleurs commencer par là. Par ce samedi matin où Madame Blaisot, professeur de français me demanda de lire devant toute la classe un exposé sur Lautréamont. J’avais travaillé dur pour étudier la biographie d’Isidore Ducasse et je dois avouer que “Les Chant de Maldoror” ne m’avaient pas vraiment captivé. Mais je m’étais accroché, le français étant ma matière préférée et Madame Blaisot ma prof préférée.

A la vérité j’avais plagié une grande partie des écrivains qui avaient disserté sur l’œuvre de Ducasse. Le peu que j’en avais retenu était digne d’intérêt, mais beaucoup moins que de tenter de me rapprocher d’Isabelle Bondarenko, une petite brune bien roulée aux yeux d’acier.

Et ces dernières semaines découvrant un rival potentiel en la personne d’ Edouard Bonnichon, j’avais du mettre les bouchées doubles pour créer l’intérêt de la magnifique jeune fille.

A commencer par mettre un poing dans la figure d’Edouard Bonnichon au beau milieu de la cour du lycée quand il s’était permis d’haranguer la foule prétextant avec dédain:
“—qu’aucune ne lui résistait, pas même cette bêcheuse d’Isabelle Bondarenko.”

Après la surprise de la claque reçue de ma part, Bonnichon retrouva vite ses esprits et me laissa sur le carreau. Mais mon objectif était atteint. Isabelle se pencha sur moi en me donnant des petites tapes sur les joues un peu inquiète
“— ça va Guillaume rien de cassé ?”
Sur quoi je feignis de ne pas pouvoir bouger. Enfin, voyant que mon adversaire se rapprochait à nouveau pour se moquer de toute évidence, je fus sur pieds aussitôt et lui rentrait à nouveau dans le lard sans prévenir.
Il s’écroula lui aussi et j’eus juste eu le temps de voir le sourire béat d’isabelle Bondarenko que je sentis mon oreille s’étirer sous la pression des doigts du Berk le pion qui avait un flair incomparable pour détecter la moindre embrouille dans l’enceinte de l’établissement.

Et donc ce fut juste après cette bagarre que je dus monter sur l’estrade pour faire mon exposé. Ce n’était pas franchement mauvais, j’avais pris soin de réécrire dans une syntaxe compréhensible par mes camarades les mots de Gracq , de Pleynet, de Blanchot. Mais le fait est qu’au moment d’ouvrir la bouche, il se passa une chose bizarre, aucun son ne put sortir de ma bouche. J’étais devenu aphone.

Et encore au moment où j’écris ces lignes je n’ai pas retrouvé ma voix d’avant, je m’exprime comme un vieillard chevrotant alors que j’ai une sacrée belle voix normalement. Mais comme je le disais normalement est désormais un mot à bannir du vocabulaire que j’emploie pour écrire ces lignes.

“—Méfie toi jeune Guillaume repris la pie qui ne m’avait pas quitté de l’œil pendant que j’essayais de retrouver le fil des événement. Et si tu pouvais t’abstenir de fumer ces saletés ça te donnerait sans doute un peu plus de chance pour l’avenir.”
Puis la pie s’envola du coté des montagnes du Pilât, je la suivis des yeux un moment, écrasai la cigarette dans un vieux pot de fleur qui contenait déjà une bonne dizaine de mégots. Enfin j’aspergeais la pièce de Vétiver et refermais la fenêtre.


2. Vampirella

Ma mère était dans la cuisine. Attablée devant son petit verre de blanc, elle alluma une nouvelle cigarette.
“— Le repas est prêt si tu veux manger”, dit-elle fatiguée
Je soulevai le couvercle de la marmite, il y avait des pâtes tièdes. Je m’en servi une assiette puis vins m’installer près d’elle.
“— tu as peint aujourd’hui ?” lui demandai-je
Mais elle ne dit rien, elle semblait ailleurs, elle se contenta de remplir son verre.
Cela faisait plusieurs jours qu’elle ne peignait plus. Elle avait rangé son matériel. Le salon était nickel. Elle avait fait le ménage de fond en comble, mon père était en déplacement dans l’Est, il ne devait revenir qu’en fin de semaine.
“— Tu pourras aller voir ce que fabrique ton frère je ne l’ai pas vu depuis qu’il est rentré de l’école” Elle avait les yeux vitreux et sa voix était lasse, légèrement éraillée.
“— Dis-lui que le repas est prêt ça le fera peut-être descendre…” ajouta t’elle tandis que je montais l’escalier.
Mon frangin écoutait Johnny, écouteurs dans les oreilles, en regardant le plafond. Nous avions trois ans de différence et des goûts musicaux contraires. A l’époque j’étais dans Tangerin Dream, Pink Floyd, Led Zep. Les bourges du Lycée écoutaient Status Quo et Magma ce qui m’avait fait prendre ces groupes en grippe. Et bien sûr la variété française n’était pas ma tasse de thé.
“— Si tu veux bouffer c’est prêt” je lui dis puis je refermai la porte et m’enfermai dans ma propre chambre pour écouter Get Your Wings d’Aérosmith.
Il n’y avait pas longtemps qu’on avait emménagé dans cette maison. Peut-être deux ou trois mois à peine. J’avais à peine eu le temps de prendre mes marques que les grandes vacances commençaient et que j’allais dans le bourbonnais chez mes grands-parents paternels. Nous étions début septembre, c’était la rentrée et tout en fredonnant
« — it’s the same old story, same old song and dance, my friend
— it’s the same old story, same old song and dance, my friend »
J’observais ce visage de femme style Vampirella dessiné directement au feutre noir sur le mur blanc. Puis je m’assoupis emporté par les accords endiablés de Brad Whitford, guitariste nettement supérieur à Ray Tabano, mais ce n’est bien sur que mon humble avis.
Ce fut ce jour là que les choses commencèrent à se modifier, au début imperceptiblement, par toute petite touches
Ainsi quand je me réveillai surpris par le silence régnant dans la maison mon regard se porta sur le dessin et découvris que la bouche tout à l’heure un peu dédaigneuse de Vampirella formait désormais un “oh” parfaitement rond d’étonnement. Je voulus pousser une exclamation mais rien ne pu sortir. Je restais sans voix.

Noyer le poisson

Pour noyer un poisson,

présentez vous au bord de l’eau,

tendez votre ligne,

surveillez le bouchon,

attention attention …

ferrez !

Ensuite déposez le dans un joli plat à la table familiale

Parlez de choses et d’autres pendant qu’il agonise gentiment.

Passe moi le sel passe moi le beure

Quand l’œil devient vitreux qu’il ne se débat plus

qu’il ne saute ni ne bronche plus

C’est qu’il est noyé pour de bon.

Débarrassez la table et foncez sur la télécommande de la TV

avant qu’on ne vous prenne de vitesse.

Jeunesse

dav

Un homme seul nourrit parfois de sombres pensées. Cet adverbe collerait presque aux pensées qui accompagnaient autrefois les fins de semaine. Toujours fonctionnerait mieux mais serait peu crédible. A l’époque je travaillais comme archiviste dans un cabinet d’architectes près de l’appartement où nous vivions la semaine. Elle poursuivait ses études de médecine et le vendredi soir elle rejoignait ses parents en banlieue. Je restai tout à coup seul le vendredi soir et la déflagration durait jusqu’au au dimanche soir. Et, bien sur, je nourrissais de sombres pensées parce que j’étais seul et que je trouvais cela injuste, même si parfois, le dimanche, juste avant qu’elle ne revienne, je tentais de me raisonner. En fait, je crois que l’adverbe parfois glisse assez vite vers toujours ou jamais sans que je n’y prête vraiment une attention soutenue. Parfois n’est qu’un mot qu’on utilise faute de mieux pour s’attendrir tout seul, pour ne pas vouloir voir à quel point on réagit de la même façon à certains événements de notre vie.

Toutes les fins de semaine je nourrissais de sombres pensées. Je pourrais aussi bien dire que je n’avais aucune pensée digne de ce nom. Que la pulsion, la panique, la colère faisaient office de pensée.

Ce n’est pas que le travail en semaine fut difficile, ou éreintant. Mais je m’y ennuyais copieusement du lundi au vendredi comme bon nombre de personnes s’ennuient dans cette ville pour gagner leur vie. Je ne rechignais pas au travail, je n’ai jamais manqué un seul jour. Je faisais le job ainsi qu’il devait être fait selon ma propre idée. Celle qui consiste encore à trouver cet équilibre précaire entre le trop peu et le beaucoup trop.

Chaque jour, la curiosité de parvenir à trouver cet équilibre m’occupait assez bien l’esprit et j’arrivais à tenir mes cinq jours de boulot sans déprimer.
Le plus gros du travail avait été réalisé dans l’enthousiasme que m’avait procuré l’obtention d’un CDI.

J’avais retroussé mes manches, aiguisé mes méninges pour trouver une façon de mettre de l’ordre dans ces archives. C’était surtout les dossiers de sinistres que les circonstance poussaient à retrouver le cas échéant en cas de pépin. Je trouvais donc un moyen de les répertorier par chronologie, par importance, et par type de procédure, en cours ou achevées.

Le local dans lequel je passais mes journées était un sous sol aveugle éclairé par deux rangées de néons. La première semaine, j’avais dépensé une belle énergie à balayer les sols, lessiver les étagères et épousseter les dossiers. Je crois que c’était surtout pour prendre possession des lieux, pour marquer mon territoire. Peut-être aussi pour fournir une image flatteuse, une impression encourageante à mes patrons car j’avais une quinzaine de jours à l’essai.


Mais les week-end je ne pouvais m’empêcher de nourrir de sombres pensées sur la vie que je menais, sur mon avenir, sur ma relation avec elle. Je crois que c’était surtout en automne ou au printemps que ces sombres pensées affluaient.


je m’arrangeais alors pour mettre les bouchées doubles le matin afin d’être plus tranquille l’après-midi. Et c’est à ces moments là que je lisais ou plutôt que je dévorais une grande quantité de livres sur n’importe quel sujet.

Je crois que la perception de plus en plus aiguë d’être ignorant dans à peu près tous les domaines de l’existence, et particulièrement celui des femmes, m’aida à cette époque à pénétrer dans cette frénésie de lectures. Tous les philosophes que je lisais à cette époque insistaient sur la prise de conscience de ce préambule. Il faut être averti de notre propre ignorance, sans quoi rien n’est possible par la suite.

Les fins de semaine, puisque je me retrouvais seul, je consacrais une grande partie de mes journées à marcher dans la ville. La ville était une image réduite du monde qu’évoquent les contes de fées quand il s’agit pour le héros de partir de chez lui pour découvrir le vaste monde. Mais il ne se passait jamais rien de ce que les héros découvrent dans ces histoires au fur et à mesure de leurs périples. Aucun géant, aucun ogre, aucun dragon, aucune fée. Seulement des rues peuplés d’anonymes qui renforcèrent ce sentiment de plus en plus envahissant d’anonymat que je transportais en moi. Je n’étais qu’un quidam parmi des millions d’autres, une énigme que je cherchais à résoudre parce qu’une obsession de vouloir résoudre quelque chose me tenait en haleine, m’empêchait de m’écrouler ou de me dissiper complètement dans le néant, l’insignifiance.

C’est à peu près en même temps que centre Beaubourg ouvrit ses portes ses portes et proposa l’accès à une vaste bibliothèque Chaque promenade que j’effectuais dans la ville se termina depuis lors dans cette bibliothèque. C’est là que je parvenais enfin à me calmer après avoir épuiser un trop plein d’énergie en arpentant la ville. Comme on vient chercher la paix dans une église, une cathédrale, mais je n’étais pas porté sur les bondieuseries communes, je venais ici pour me livrer au hasard de la lecture.


Les heures passaient sans qu’elles ne pèsent , et, le samedi soir notamment, à l’heure de la fermeture, quand la foule se dispersait sur le parvis puis dans les ruelles adjacentes, un sentiment de solitude fameux me revenait comme un boomerang austral en plein cœur.
Et cette solitude s’accompagnait d’ un peu de colère aussi. Une colère due je crois à une sensation d’injustice profonde. Je pensais à elle qui préparait le dîner avec sa famille, qui s’apprêtait à passer à table, à discuter de tout et de rien comme le font toutes les familles du monde qu’on peut aisément imaginer. Et bien sur j’en éprouvais une infinie tristesse sans trop savoir pourquoi car personnellement l’idée de la famille, de ma propre famille n’a jamais été mon fort. Peut-être que la colère m’aidait à tromper cette tristesse, ce ne serait pas original.


Peut-être éprouvais-je aussi, à ces moments là un peu de jalousie aussi car j’idéalisais beaucoup sa famille d’autant que la mienne m’était devenue insupportable, une source de regret et de chagrin.

Enfin j’entendais soudain son pas dans le couloir derrière la porte, la clef jouant dans la serrure et durant assez longtemps mes pensées sombres s’envolaient parfois. C’est à dire pas toujours, voire jamais. Quelque chose de toxique faisait peu à peu son nid et se mis à pourrir notre vie commune durant la semaine désormais.

Ses parents l’avaient prévenue que cette histoire ne la mènerait nulle part, qu’il valaient bien mieux qu’elle choisisse un médecin, quelqu’un de bien, de solide de sérieux. Je ne sais même plus si je lui en ai voulu les jours qui suivirent ce dimanche soir où elle ne revint plus , le jour où je m’aperçus qu’elle avait déménagé toutes ses affaires de l’appartement.

Je me demande même si durant quelques jours je n’ai pas été soulagé de ne pas la voir revenir. C’était une gentille fille dans le fond et ça avait dû lui couter beaucoup d’aller à l’encontre de la volonté familiale. Des années plus tard grâce à internet j’ai vu qu’elle était mariée à un médecin, qu’elle avait eu deux enfants. Tout avait l’air de baigner.

Et peut-être que d’une certaine façon, à ma façon, j’ai un peu participé à la construction de cet apparent bonheur qu’elle affiche sur les photographies que j’ai aperçues.

Les chroniques de voyage.

Jack London

Certainement un art à part entière. Peut on vraiment s’improviser chroniqueur de voyage. Des tentatives effectuées, impression de malaise. C’est plus un bloc-notes qu’autre chose. Que devrait-on inscrire dans ces lignes qui ne paraissent pas aussitôt dérisoire, futile, soporifique. Se renseigner sur l’histoire et la géographie des lieux. Essayer de rejoindre une logique interne à ceux-ci. Peut-être. Ou alors utiliser un ton, la méchanceté par exemple. Me reviennent les propos de Stendhal sur Grenoble. Et non, aucun souvenir des chroniques italiennes. Par contre Grenoble, quelle hargne, quelle méchanceté, sans doute justifiée, puisqu’il y est né. Comme j’avais aimé lire ce genre de textes vers quarante…M’y intéresserais-je encore à plus de soixante… rien n’est moins sûr. D’ailleurs Henri Beyle, Stendhal, n’a jamais été un de mes auteurs favoris. Jamais haï, jamais adulé. Des souvenirs passables de Dominique Fernandez. Sur l’Italie également tiens. Mais trop ampoulé pour mon goût, trop de chichis, trop de littérature. Ce qui me fait remonter à des interrogations essentielles quant aux écrivains en général. On ne sait jamais trop pour la plus grande partie comment ces gens vivent, mangent, baisent et chient. Comment ils parviennent à gagner leur vie, comment ils vivent vraiment, et écrivent. C’est grâce aux romanciers américains, principalement Miller, Bukowsky, John Fante, que le rideau aura été tiré sur cette énigme. Encore que, c’est aussi de la littérature, que le narrateur n’est jamais tout à fait celui auquel on pense. Laurence Durrell ami d’Henri Miller et si opposé cependant dans la façon de raconter les voyages. Mac Orlan très poétique, trop sans doute, lorsque je l’avais lu jadis en même temps que Pierre Loti, et bien sûr Cendrars. Je n’ai pas cité Jack London. Pourtant il avait été d’un précieux secours lui aussi. Non pour écrire des chroniques de voyage, sauf si on considère qu’écrire est bel et bien une forme de voyage, d’aventure. Plus proche de notre époque il y a aussi Nicolas Bouvier et son merveilleux livre, « l’usage du monde », je l’avais emporté avec moi en m’en allant au delà du Bosphore en 1986. Un poids. Et puis j’ai du le prêter ou le donner à quelqu’un. Et en y repensant, c’est un livre qui me manque. Qu’il serait bon de retrouver

virtuelle

Elle m’adresse des mails sibyllins auxquels je décide de répondre par des billets de blog. une demie correspondance à la fois virtuelle et publique. Bien sûr je ne dévoile pas le nom. Cette contrainte minimum laissera la porte ouverte à toutes les mémoires, tous les imaginaires.

j’ai cherché sur Google le nom avec lequel elle signe, je l’ai même retrouvée dans la liste des auteurs du blog de F. Date de plusieurs années. Il ne faut pas non plus que je dévoile son activité ni la ville où elle vit. Ça surtout pour se prémunir de tout malentendu car il est vrai que sur les réseaux rien n’est plus simple que de s’inventer une biographie, comme de l’emprunter à un tiers. S’il y a imposture c’est fait avec une certaine habilité, pour l’instant.

Reste que le contenu délirant des e-mails est étrange voire inquiétant. Elle me confie même son téléphone pour que je l’appelle. Ce que je me garde bien de faire. Si c’est une blague la déception sera de très courte durée. Si c’est une folle j’en ai déjà connu tant que je peux me demander pourquoi encore une de plus, pourquoi cette attirance. Ce qui est inquiétant c’est que je ne les mette pas à la corbeille ou en spam.

Ça me rappelle la nuit dans l’enfance à Paris, j’entends hurler je me lève écarte le rideau et reste là à observer la folle d’en face à sa fenêtre. La même fascination, la même paralysie.

Si c’est une folle, ou une sirène qui chante au beau milieu du Rhin est ce que je suis toujours aussi malin pour m’en sortir. Ou aussi bête pour tenter le diable. Voilà peut-être un ressort essentiel si c’était une fiction.

Cela me rappelle l’alcool bizarrement, le petit verre de plus. Celui qui n’aura pas d’importance et qui laissera encore flotter en soi l’idée d’une toute puissance. Drôle que cela arrive pile après voir définitivement stoppé la cigarette voilà presque un mois. A moins que justement encore une fois tout soit étroitement lié.

Enfin ce pourrait aussi un jeune con au fin fond du Benin ou encore un marabout, un agent de la CIA, ou de Moscou, un reptilien tapis dans l’ombre d’une galerie souterraine quelque part sous la jungle Amazonienne. Ce pourrait être n’importe qui, n’importe quoi et même quelqu’un ou quelque chose. Voilà comment les événements surgissent voilà comment aussi on décide de leur accorder de l’importance, ou pas.

Atelier d’écriture |Le voyage des pères

Tallinn Estonie

Une reconstitutions à partir de bribes. Nathalie Quintane, Colomb reconstitutions

-Un père peut-être grand , ou petit. Tout dépend de l’humeur avec laquelle on se l’évoque.

-On peut dire le père, le grand-père, le petit père. Si on est peu respectueux on peut aussi dire pépé, ou pire pépère.

-Comment on ne serait pas respectueux envers ses pères exigerait un assez long développement. Pas ici et pas maintenant.

Sans doute parce que le respect s’invente ou se construit comme toute chose, qu’on ne trouve pas le respect comme on ramasse une pierre, qu’ on enlace un arbre.

-Il faut du temps. Le respect nécessite des années de réflexion. Sinon ce n’est rien que de l’admiration béate ou de la peur, n’est-ce pas la même chose, c’est à dire du désir, une envie de meurtre ou encore du cannibalisme qui ne se dit pas

-Un petit père âgé d’une vingtaine d’années, il se nomme Johannes Musti. Il part de la ville de Tallinn en Estonie, j’arrive à voir sa silhouette. C’est un maigrichon, élancé, fragile. Je le vois faire un détour de quelques années par Saint-Pétersbourg pour y apprendre à peindre.

-Je le vois un peu moins nettement à Epinay sur Seine, à peindre des décors de cinéma pour la firme Eclair qui a racheté les locaux au producteur Joseph Menchen.

-Johannes Musti boit pour oublier qu’il a voulu être un grand peintre. Mais on croit peut-être à tort qu’il faut une raison pour boire. On invente des raisons. Il boit pour oublier l’Estonie. Il boit car il a maintenant trois enfants en bas âge plus un quatrième, un grand gars qui peut lui le regarder bien en face. Ils sont de même taille. Quatre gamins. Il se ressert un verre. Le verre de trop. Il en mourra.

-Dans ces quelques lignes tant de choses se cachent déjà. La moindre n’est pas le fait que je n’ai jamais connu Johannes Musti. Tout ce que je sais de lui provient de la rumeur, de la légende familiale. Johannes Musti disparait presque entièrement une fois que ma grand-mère disparait , que ma mère disparait à sa suite. Il n’en restera encore moins que ça encore quand je disparaîtrai moi-même.

-La nécessité de dire le nom Johannes Musti pour ne pas l’oublier tout à fait. De l’écrire une fois de temps en temps pour ne pas perdre ce couple de mots.

-Où est enterré Johannes Musti ? Est-ce le cimetière du Montparnasse ? Au Père-Lachaise ? Même ça impossible d’en être sur. Quand on ne sait pas où se trouve un mort il peut bien se trouver partout. Il vit chez moi, il vit avec moi. C’est une constat tardif. Et même désarçonnant. A 63 ans de constater la présence d’un mort dans sa propre maison. Un mort sous son toit.

-Un petit père épouse une petite mère et en 1916 – C’est pendant la première guerre mondiale ( on tient le compte ) – puis vient la révolution russe ça devient d’une violence inouïe. C’est là qu’ils décident de fuir; mais fuir vers où ? Pas la France tout de suite, ils partent ailleurs. De toute façon on part toujours ailleurs.

_on ne sait pas vraiment où. Peut-être en Grèce, en Macédoine, en Turquie. C’est après un premier périple qu’ils arrivent en France. Peut-être le jour même de l’armistice . Dans l’effervescence . Les rues sont envahies, tout le monde s’embrasse, on jette des confettis et des fleurs du haut des balcons à Paris.

-Le petit père est-il déjà malade ? Sait il qu’il ne lui reste que peu de temps à vivre ? Admettons qu’il ait eu une vingtaine d’années en arrivant à Paris. Il ne lui reste qu’une vingtaine d’années encore à vivre.

-Ce père mort sera assez vite remplacé par un autre. Son nom est Vania il est capitaine dans l’armée de Kornilov. Il est un des 30 survivants de la bataille des glaces. Il sait monter à cheval, boire de la vodka.

-Il mange beaucoup d’ail et d’oignon dans l’espoir de voir repousser ses cheveux.

-Il fait des pirojkis délicieux qui empestent l’appartement de la Varennes Chennevières durant plusieurs jours.

-Il a été chauffeur de taxi bien sûr.

-Il a aussi une maitresse blonde. C’est un vieillard énergique. Accessoirement il est aussi pécheur. Et il ne rate pas une semaine d’acheter son ticket de PMU.

-Sur des photographies noir et blanc il doit être à Cannes ou Biarritz. Il bombe le torse. Pas un poil de gras.

-Vania est fier de lui, s’il n’y avait pas eu la révolution russe il serait resté un simple moujik dans une obscure campagne. Au lieu de ça j’imagine qu’il se dit au moment de mourir ma vie fut extraordinaire.

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-Le père du père, un autre père. Bon sang tous ces pères et pères ! D’où la difficulté du Notre père, du pater noster- ce père là vient de Bourganeuf dans la Creuse.

-La légende familiale dit que ce père ne reste pas les deux pieds dans le même sabot.

-Malgré cela, ou à cause de cela, le voici mort le dernier jour de la guerre de 1914-1918. Ce qui est ballot de mourir ainsi. Ce que peut ressentir un gamin en apprenant la mort du père le jour de l’armistice- ce que cela peut entraîner quant à sa vision de la vie, de la chance, de la malchance surtout.

-Tout le monde fait la fête sauf eux. La famille du père du père est en deuil. Ils sont tous vêtus de noir. Ils n’ont pas le cœur à la fête. Une compensation malgré tout avant d’aller faire la guerre le père du père de ce coté là- d’après la légende familiale encore est monté de Bourganeuf à Paris à pied pour construire ( de ses propres mains, on a beaucoup insisté sur l’expression) un hôtel à Suresnes, ou Courbevoie, ou Asnières. Asnières sonne juste maintenant que je l’entends.

-La guerre d’Algérie a rendu mon père fou c’est évident. Nous n’en avons jamais parlé mais le regard vague ne trompe pas. On voyait bien qu’il était resté là-bas en grande partie. Et cette violence incroyable en lui, celle d’un enfant pris par surprise. Un qui fut enfant roi et qui déchanta. Il ne s’en est jamais complètement remis.

-Dans un sac plastique au haut d’une armoire de chêne, un béret rouge, quelques médailles. Un mot de Bigeard. Bon Dieu c’est une prière, celle du parachutiste, avec un autographe.

-comment ça l’agaçait quand je jouais de la guitare. Du François Béranger et du Maxime le Forestier. Par contre il adorait Brassens. Dur à jouer plus qu’on le pense Brassens. Mais ça nous rapprochait Brassens, c’était si improbable.

-Le fils du père mort à cette guerre ira lui aussi faire une guerre. De père en père c’est ainsi que les choses se passent. Père et guerre. Son fils mon père aussi, il n’y a que moi qui n’y suis pas allé. 63 ans sans guerre, mais entre 25 et 30 je crois que j’ai ressenti un manque. Je suis parti pour voir la guerre de près. Iran, Afghanistan. Avec un appareil photo. De plus je ne suis pas père. Je n’ai pas d’enfant, j’ai élevé ceux des autres.

-Je ne fais pas partie de la grande famille des pères. Je suis un numéro impair. Je suis seul survivant de tous ces champs de bataille où je n’ai pas mis un pied forcé.

-Cette nécessité d’écrire elle vient aussi de ça. Elle vient surtout de ça. Si j’avais eu des enfants peut-être que je n’aurais ni écrit ni peint. On ne peut pas le savoir puisque les choses sont autres.

-Mais des voyages j’en ai fait. J’ai surtout fait des voyages pour comprendre ces hommes qui furent des pères, grâce ou à cause des circonstances.

-Une énigme majeure que celle du Père. Nos pères. Et cette difficulté à pouvoir se dire les choses. C’est si impossible qu’on apprend à lire autrement. Dans le changement de couleur de la peau, dans la blancheur des phalanges, dans l’odeur d’après-rasage. Dans les objets laissés dans leur sillage.

-Il n’y a pas eu un seul voyage qui ne fut pas comme se jeter dans le vide.

-Tous les pères connus et inconnus m’ont sans doute léguer cette peur et cet attrait pour le voyage autant que pour le vide aussi, ou si l’on veut une certaine forme de vacuité en général. Comme si être père était une façon de combler le vide. Et ne pas s’y retrouver confronté en permanence, à regret.

-Difficile de ne pas sombrer dans l’attrait du récit à déplier ces silhouettes paternelles.

-un roman par père serait la moindre des choses à faire si j’avais encore suffisamment de temps ou d’envie. Ce qui n’est plus si certain que lorsque j’avais 20 ans.

-Une rupture dans la longue cohorte des pères comme une rupture dans la peinture, la littérature. Je ne veux tuer personne ni même en dévorer le moindre.

-Un peu de paix ferait du bien après toutes ces guerres. Être un homme sans progéniture , un homme désarmé. Comment dit on à la roulette ? Rouge manque perd et passe… quelque chose comme ça. Mais vivre est-il autant un jeu avec des choses à perdre, des choses à gagner. Une rupture aussi dans le genre des satisfactions habituelles n’est pas du luxe.

Sombre dimanche

François Béranger chanteur

Rejoindre ceux qui se taisent. Les hommes se taisent, le dimanche après-midi ce sont les femmes qui prennent la parole. Les hommes sont harassés. Le gamin ne sait pas quel camp choisir. De ceux qui parlent de ceux qui se taisent. Les deux pouvoirs.

Les guerres aident à se taire. Quand on s’en revient de la guerre on ne dit presque plus rien, juste le strict nécessaire. Ou alors ceux qui se risquent à s’exprimer produisent une parole excessive pour ne rien dire, ou très peu. Ils se saoulent de mots et ensuite il y a souvent du chagrin de la colère, du grabuge, ce genre de sentiments.

On ne sait pas si c’est parce qu’ils enfreignent une règle, ou s’ils espèrent qu’on les écoute, qu’on les aime. Quand on parle ainsi c’est qu’on ne se sent pas aimé. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne l’est pas malgré cela. C’est surtout la peur d’être mort qui seule pousse à la parole à vide. Avide d’être écouté, entendu, de mobiliser un auditoire, un instant d’attention, un regard, exister; le tenter souvent en vain d’avance parce que l’on sent au fond de soi que tout est déjà fichu depuis longtemps.

Quand on est mort dans une guerre, et que par chance ou hasard on en revient, il ne reste rien ou si peu.

Alors parler c’est tenter de revivre. S’écouter parler pour essayer d’être un peu sûr de quelque chose. Sans doute plus que vis à vis des autres. Mais on se dégoûte beaucoup de cette faiblesse. Les hommes que le gamin fréquente s’expriment à côté de leur parole qui est un silence la plupart du temps. Quelque chose de tellement déchirant. On pourrait leur hurler je t’aime en boucle une vie entière, ça ne leur suffirait pas, ils n’en seraient pas sûrs, ils se sentent trop coupables, ils ne s’aiment pas eux -mêmes, voilà pourquoi. Ils se sont tués en tuant d’autres.

À la place le gamin préfère rester dans son coin. Un copain lui a prêté un 45 tours, la chanson de François Béranger Tranche de vie.

C’est le premier 45 tours où il faut retourner le disque pour écouter la suite de la chanson. Toute la vie d’un homme, guerre comprise, celle d’Algérie. Le tout en quatre minutes, ça ne peut pas entrer sur une seule face.

il faut changer de face pour la suite.

Quand le gamin écoute la chanson il comprend tout de la colère des hommes de la maison même s’ils n’ont pas participé tous à la même guerre. Il y a eut déjà trois guerres, trois générations d’hommes laminés. Le gamin se demande si lui aussi ira à la guerre un jour, s’il sera lui aussi laminé, s’il arrivera malgré tout à pouvoir parler, parler pour les hommes qui se sont tus. Il aimerait parvenir à parler ainsi, en leurs noms. On n’entends presque plus les voix de femme, le dimanche tire à sa fin.

Demain lundi tout reprendra dans une autre version des choses. Ce sera l’inverse exacte. La mère se taira, le père parlera de sa journée de boulot. Comment tel chef, tel collègue est un con et lui le père un type bien, ou un type malin à qui on ne l’a fait pas. Des fois aussi il lui arrive d’encenser un type, mais c’est pour ne pas éprouver l’impression horrible de toujours dire du mal de tout le monde. C’est pour avoir l’air encore humain. On sera assis tous à table et on fera semblant d’écouter, ou pas

la qualité d’une écoute est si précaire quand on a déjà tout entendu mille fois.

Il y a aussi une autre chanson plus ancienne, elle plait aux femmes. Elles peuvent pleurer tout leur saoul en l’écoutant. La mère sort le disque quand elle est seule dans la journée, un disque de la chanteuse Damia. La chanson s’appelle sombre dimanche.Quand le gamin rentrera de l’école il entendra un peu de cette musique, tellement poignante, en ouvrant la porte d’entrée. Mais aussitôt la chanson s’arrêtera. Le disque rejoindra sa pochette comme la bouteille de blanc la remise. La mère aura les yeux rouges, elle lui passera une main dans les cheveux, ils échangeront un sourire un peu trop gai parce que la vie continue.

Profil du voyageur

Un jour, le voyageur avait dit « je vais partir en voyage ». Il l’avait dit au beau milieu de la place du village pour que de nombreuses personnes puissent l’entendre. Il avait inventé ainsi cette sorte de promesse que l’on fait à tout le monde et à personne et dont on a un mal de chien par la suite à se départir.

— Non on ne peut plus reculer désormais. Tant que l’on cherche à être vu en société, à être accepté par les autres, à ne pas passer pour un idiot , se martelait jour après jour le voyageur.

Nous étions dans le creux de l’hiver et le grand départ était prévu pour le printemps.

Pour le moment celui qui se fait appeler le voyageur est un homme d’une trentaine d’année dont le quotidien est d’une banalité à pleurer. Il vit au second étage de cet immeuble de banlieue que vous pouvez apercevoir, face à ce supermarché.

Pour gagner sa vie il travaille comme manutentionnaire dans une des nombreuses usines que l’on peut trouver à la périphérie des grandes villes. Rien de vraiment extraordinaire comme vous pouvez le constater. Toute son existence pourrait ainsi tenir en quelques mots. Célibataire, pas de chat, pas de chien, pas de voiture, il lui arrive d’emprunter les transports en commun, mais le plus souvent il aime marcher. Il adore marcher et, tout en marchant avec cette sorte de frénésie que possèdent les timides, il rêve à tout un tas de choses..

Ce voyage par exemple occupe désormais une grande partie de ses pensées. Cependant qu’il ressort toujours de ces rêveries une sensation mi-figue mi-raisin. Tout bien pesé l’idée du voyage l’attire autant qu’elle l’angoisse.

Le voyageur n’avait jamais voyagé vraiment jusque là. A peine avait-il franchi les frontières du département, les limites de la banlieue. Du moins tout seul. Car voyager était lié à l’idée de la solitude avant tout. Voyager c’était s’enfoncer dans une plus grande solitude encore que toutes celles qu’il avait déjà connues.

Bien sur, plus jeune, il était parti du coté de Tours dans un étrange château peuplé de gamins comme lui, il avait été envoyé en colonie de vacances.

Bien sur il s’était aussi déplacé dans le centre de la France en famille pour se rendre chez quelque oncle ou tante. Mais lorsqu’il avait comptabilisé tous ces déplacements effectués dans le passé, il ne s’était jamais vraiment senti suffisamment seul. Ou alors ce genre de solitude insupportable tellement proche de l’ennui. Ce genre de solitude qui réunit en même temps la sécurité, un confort apparent crée par la proximité d’autrui, mais qui souvent oscille entre le familier et l’étrangeté, voire l’hostilité.

Partir seul et loin, c’était à la fois son rêve et sa plus grande peur. Lorsqu’il y pensait en marchant, il imaginait de nombreuses scènes comme s’il prenait une sorte de plaisir louche à vouloir être arrivé déjà avant même de partir. Il rentrait de ses longues marches éreinté, sans doute bien plus par son imagination que par la marche elle-même.

L’argent lui servait à temporiser, à repousser le moment. Il n’y en aurait jamais assez se disait-il pour effectuer cet important voyage. Une fois parti il ne savait pas quand il reviendrait. La durée de ce voyage lui était totalement abstraite et cela aussi l’installait dans quelque chose d’à la fois agréable et de terrifiant.

Il avait donc trouvé plusieurs emplois, de jour comme de nuit afin d’accumuler un pécule susceptible d’être « suffisant » sans même savoir les bornes de ses futurs besoins, de ces nécessités à venir.

— Alors ce voyage, c’est pour quand ? commençait-on à lui demander alors que décembre était passé et que l’on se dirigeait vers la nouvelle année.

— Oui, n’oublie pas, tu as dit que tu allais partir, nous avons tous bien retenu. Quelle date le départ alors ?

Le voyageur compris qu’il fallait alors donner une date et il la donna au hasard,

— je partirai le 1er mars.

Ce qui lui laissait une avance confortable tout en retrouvant une tranquillité qu’il avait un peu perdue ces derniers temps.

Il s’enfonça donc dans les trajets d’autant plus que ceux-ci se multipliaient d’un point à l’autre de la ville et de la banlieue pour satisfaire à toutes les exigences de ses divers emplois. Et au bout de plusieurs jours même le début mars finit par devenir abstrait.

Janvier vient de s’achever pour laisser la place à février. Il fait un froid de canard, le vent glacial lui fouette les joues mais l’homme marche toujours de bon cœur ses rêves semblent lui tenir encore plus chaud que sa pelisse.

— Alors c’est pour bientôt ce voyage lui demande Marie. Marie c’est une collègue de travail, ils flirtent depuis quelques temps le soir après le boulot. Il lui a tout dit évidemment et Marie l’encourage à mener son rêve jusqu’au bout.

— En plus tu pourras m’envoyer des cartes postales de toutes les villes que tu vas traverser lui dit-elle avec un sourire un peu triste.

L’idée d’avoir quelqu’un à qui envoyer des cartes postales le réjouit tout en l’effrayant aussi , que pourra t’il donc écrire au dos de toutes ces cartes ? encore quelque chose à méditer en marchant pense le futur voyageur.


Mars est arrivé et on retrouve le voyageur à Istamboul, dans une chambre d’hôtel du quartier Beyazit, le quartier des épices. La fenêtre est entr’ouverte et un vent léger chargé de parfums insolites pénètre dans la petite pièce. C’est le matin et dans le ciel bleu les martinets voltigent.

Sur le lit des liasses de billets de banque et un appareil photo. Le voyageur se tient devant un petit miroir au dessus du lavabo et observe le reflet de la chambre. L’eau fraiche sur son visage ne le réveille pas. Il a de plus en plus la sensation d’être dans un rêve. Au loin les premiers coups de klaxon lui indique que la ville se réveille elle aussi. Il a envie d’aller boire un café et de fumer une cigarette, d’aller marcher dans cette ville où il est arrivé la veille dans la nuit.


La déception augmente au fur et à mesure qu’il arpente les rues. Cette sensation tant espérée de liberté se trouve chassée par la solitude désagréable qu’il retrouve en parvenant à la mosquée de Soliman le Magnifique. Une solitude mélangée à l’ignorance, car il peine à déchiffrer les pancartes, les enseignes, et il ne sait même pas qui pouvait bien être ce Soliman. Ereinté il aperçoit un établissement où des hommes moustachus et âgés sont attablés devant de petites tasses de café. Il entre et s’assoit puis contemple le va et vient des passants dans la rue. De sa poche il sort la carte postale qu’il vient d’acheter et un stylo et il écrit

Bien arrivé à Istamboul. Il fait beau temps. Je t’embrasse. Paul.

Ces quelques mots lui paraissent d’une pauvreté incommensurable, il a envie de déchirer la carte postale. Mais quelques instants plus tard, il avise une boite à lettres et la glisse dans la fente.


— Tu écoutes de la musique américaine lui demande le jeune homme ?

— oui répond le voyageur.

Il est à la gare routière et a acheté un billet pour se rendre à Téhéran.

— Si tu as des cassettes et que tu nous les fait écouter dans le bus, on t’héberge à la maison autant que tu voudras dit le jeune homme à nouveau.

Ils sont un petit groupe, trois jeunes gens qui reviennent de vacances et rentrent au pays. Ils s’expriment dans un anglais approximatif mais tout le monde finit par se comprendre avec force signe de tête et de main. La jeune fille a des yeux de biche, le voyageur est troublé. Est-ce possible enfin que commence vraiment l’aventure se demande t’il ?

Le conducteur baisse le volume de la radio, « sex machine » disparait progressivement, le bus arrive à Erzurum et ralenti. Au delà des vitres du véhicule, il y a des chiens errants qui cavalent la queue basse dans les petites rues poussiéreuses. Ils aboient au passage du véhicule, le voyageur remarque leurs babines retroussées sur des crocs, des canines blanches inquiétantes.

— Very closed to the border dit la fille aux yeux de biche en se retournant vers le voyageur qui durant toute la route s’est attardé sur le reflet de son profil dans la vitre.


Ils vont repartir après l’examen des bagages en douane, lorsqu’un immense bonhomme moustachu appelle le voyageur par son nom.

— Mister, please come on. Et il se retrouve dans un bureau face au bonhomme moustachu qui lui tend un paquet de cigarettes

— Tu fumes ? Le voyageur se dit qu’il vaut mieux décliner.

Puis le douanier part dans une tirade amoureuse sur la France et sur les jeunes gens qui voyagent, notamment les jeunes hommes.

Et puis la lumière s’éteint.

Le voyageur dégaine un briquet et tente de s’éclairer. Le visage du moustachu apparait et disparait, ses yeux sont brillants et il passe sa langue sur sa moustache comme un énorme chat.

Ce sont les jeunes gens qui le délivreront. Impatients et inquiets ils sont venus toquer à la porte du bureau.

— Que se passe t’il où est notre ami , que lui voulez vous ?

La lumière revient, le douanier retrouve une tenue et tend le passeport au voyageur.

— Ok mister it’s good, all right let’s go and good luck


Le voyageur conservera cette anecdote comme une sorte de trésor. De temps en temps il essaiera de l’écrire pour mieux s’en souvenir et échafauder des hypothèses. Il se la rappellera des dizaines de fois, l’arrangera parfois, la modifiera, ou au contraire tentera d’énoncer le plus froidement les faits.

Puis il n’en parlera plus, ni aux autres ni à lui-même. Comme d’ailleurs des voyages qu’il a effectués ces années là, ces années de jeunesse où s’affrontaient encore en lui le désir et la peur des voyages.

Toutes ces anecdotes pittoresques ne sont, somme toute, que des anecdotes pittoresques. S’en rendre compte prend du temps. Et en construire un récit véritable encore bien plus.


Le voyageur est désormais un vieil homme. Il ouvre un carnet à spirales où sont consignés quelques phrases rares et pauvres, c’était la plupart du temps des brouillons qu’il tentait d’écrire pour Marie. Les brouillons des pauvres contenus qu’il avait expédiés tout au long de son périple.

Mais Marie était désormais semblable à ces souvenirs de voyage. Quelque chose d’aussi semblable que le souvenir d’un rêve que l’on tente de retrouver en se réveillant, et qui nous échappe, nous échappe toujours.

Comme un gamin

A les écouter on deviendrait fou. C’est à dire qu’on ne serait plus soi-même. Tout cela en raison de la solitude évidemment. Alors on se rassemble, on se caresse dans le sens du poil, on se lèche copieusement, on se fourre, on se tripatouille, on s’étreint. Juste derrière la Joconde accrochée au musée du Louvres il y a le radeau de la Méduse.

Hasard ou ironie ? Peut-être bien les deux comme souvent. Le fait est que lorsque on aperçoit la foule, la cohue certains jours le véritable tableau se situe entre les deux. Toute la comédie ou la tragédie humaine on peut l’admirer là , entre Da Vinci et Jéricho.

Au début on ne choisit pas la solitude. Elle nous tombe dessus comme la grâce. La solitude est ce coup de hachoir flanqué par un boucher métaphysique. Un ogre fabuleux qui dévore d’un seul coup tous les appuis branlants sur lesquels assez péniblement on se croyait juste l’instant d’avant suffisamment en sécurité pour pouvoir dire « nous ».

C’est avec la solitude que je suis né véritablement, avant je n’étais que du nous en pagaille.

Il faut que je m’éloigne de toute cette agitation, que je quitte les grandes artères, les boulevards. J’ai fait cela à Venise pour m’enfoncer dans les ruelles du ghetto. C’est irrépressible. Je crois que cela s’est installé comme ça au fond de mes cellules avant que cela n’arrive à ma cervelle. La mémoire de toutes les humeurs charriée par le sang remonte à l’infini des massacres au nom des « nous ».

Dans le ghetto désert tout me parle à mi voix. Ce n’est pas une parole d’homme ni de femme, pas même d’enfant. C’est un son de pierre grise, un son issu de l’eau verdâtre rejoignant la matité presque inaudible de mes pas sur le pavé de ce quartier sextière du Cannaregio.

C’est le premier de tous les ghetto qui date de 1516, date à laquelle on mis en demeure les juifs d’y résider. L’origine du mot provient peut-être d’une étymologie syncrétique entre le vénitien et l’hébreu. Le terme ghetto lui-même est au rebut, associé au travail de la fonderie du cuivre, qui était une des principales activité de ce quartier, le plus septentrional de la ville. Le mot ghetto vient de « déchet » car le travail du cuivre en produisait en quantité considérable.. Tout cela bien entendu, pour construire des armes, des bombardes, des canons de cuivre.

La solitude et le ghetto, le déchet, tout cela me va au poil étant donnée ma relation quasi hébraïque au monde, mon obsession du commentaire et de l’exégèse.

Sauf qu’ici le silence est mon seul interlocuteur. Je me souviens avec peine d’une époque où le silence m’était encore étranger. Le silence et moi, deux étrangers dans le premier ghetto d’Europe, cela peut paraitre insolite, presque ridicule comme sujet de réflexion.

Sauf si l’on pense à la mémoire de nos humeurs, de nos cellules. Le destin finalement c’est tout ce qu’on ne comprend pas, comme le hasard, tout ça n’est que de l’intime logé tout au fond de soi.

Et bien sur cet intime nous rejette sur la grève. Je comprend qu’on puisse le fuir obstinément lorsque on croit à l’intimité, à la chaleur humaine, à l’amour fou, à l’avenir.

J’avais perdu foi en tout cela dans le ghetto de Venise cette année là, l’hiver de cette année, semblable à cette fin d’année aujourd’hui.

Tout le monde parle de liberté mais qui est vraiment prêt à en payer le prix ? Qui est prêt à échanger son sang, ses muscles ses nerfs , en ce poids de solitude de silence ? D’autant que la mesure elle aussi est exotique quand on ne pèse plus lourd, quand on ne pèse presque plus rien du tout, que l’on se tient dans l’antichambre de toutes les légèretés.

Chaque fin d’année la nostalgie me revient par bouffée avec les regrets sans que je ne comprenne vraiment pourquoi.

C’est comme si j’apercevais un autre moi même, cet autre parallèle, et qui marche dans une dimension contiguë de la mienne. Un autre moi-même à qui tout aurait miraculeusement réussi. Sans doute cet autre doit le penser puisque c’est son rôle. Et pour lequel pour toute cette insouciance, j’aurais moi-même arraché mes propres viscères, mes boyaux.

Pour que celui là réussisse je me serais sacrifié totalement dans la solitude et le silence tel un martyr anonyme.

Je pourrais en bon juif me moquer de cette impertinence à convoiter la position de martyr évidemment. Je m’en suis toujours bien fichu. Cependant que quelque chose aujourd’hui semble différent.

Un vent léger s’est levé et a balayé les pavés de tous les ghettos réels ou imaginaires par lesquels je suis passé, dans la vraie vie ou dans l’imaginaire. Les nuages au dessus se sont écartés doucement sans que je ne m’en aperçoive. C’est le cri d’un oiseau quelque part au ciel qui me fait lever les yeux et voir le ciel bleu.

Je n’ai plus rien à dire aujourd’hui que ce silence. Alors je peins comme on boit pour s’oublier.

Comme un gamin qui creuse un trou à mains nues.

Visage sur petit format brou de noix encre et collages Patrick Blanchon 2020
visage encre, brou de noix , collages Patrick Blanchon 2020

Visage encre brou de noix et collages Patrick Blanchon 2020