Il se réveille avec la chatte sur les genoux et il la prend délicatement dans les mains se lève et la repose sur le siège, le fauteuil Voltaire. L’animal ronronne de gratitude et se recroqueville douillettement pour s’enfoncer à nouveau dans le sommeil . Monsieur Paul remplit alors le poêle de charbon en maugréant : la neige est de retour devant le petit pavillon de banlieue.
Il effectue une toilette sommaire, au lavabo, s’habille de vêtements à peu près propres puis, flanqué de son vieux galure cabossé et de son pardessus beige, il regarde à nouveau la pièce qu’il s’apprête à quitter : un salon chaotique où dorment de multiples animaux, chiens, chats, lapins, et même un perroquet à l’œil mi clos sur le perchoir , puis il referme la porte et rejoint la mairie de Fontenay aux roses, dans l’espoir que le 86 sera bien en service malgré les intempéries nocturnes. Nous sommes en 1908, la voirie qu’on paie de nos impôts ce n’est pas pour des pommes lâche t’il pour se rassurer.
Arrivé dans les locaux du Mercure, il ne salue personne et trotte jusqu’à la petite table du bureau qu’on lui alloue pour rédiger ses chroniques. Ici, il est plus connu sous le pseudonyme de Maurice Boissard.
Au début on lui propose de s’occuper de la chronique « dramatique » mais il tourne tout en dérision et n’a pas son pareil pour relever le moindre défaut de langage, de style, et surtout il avertit de toute absence de style justement si bien que peu à peu les lecteurs se mettent à attendre avec impatience, la nouvelle saillie de Maurice Boissard, qui ne manque pas de leur faire se tenir les côtes ou d’assombrir l’avenir de ses victimes quotidiennes.
Il tient comme cela 45 ans de suite , dans un travail mal payé en rédigeant parallèlement une oeuvre monumentale qui sera connue sous le nom de « journal« . Il a déjà obtenu un succès d’estime qui ne dépassera guère les frontières des cercles littéraires, concernant un premier roman, autobiographique comme il se doit » le petit ami » mais ce sera dans les années 50 grâce aux entretiens radiophoniques avec l’écrivain Robert Mallet
Se demander ce qui intéresse le plus l’algorithme. A part être aimé, comme tout le monde. Ce que peut vraiment vouloir dire » un meilleur confort utilisateur ». Surement pas poser un coussin sous ses fesses, ni lui lécher le fondement, pas plus que de vouloir l’émoustiller toujours de plus en plus exagérément. La malédiction du confort c’est qu’on s’y habitue tellement. On imagine que la solution a l’ennui c’est le changement, la nouveauté. Qu’est-ce qui est nouveau sous le soleil disait déjà un vieillard il y a fort longtemps. –Oui mais c’était un vieux con comme toi, ziva, laisse moi avec tes trucs de vieux, je joue à fifa19 là.
2h23. Arrêter une image. la force d’une image c’est sa durée.
Année 1735, 2h24. Une image arrive, puis s’immobilise par l’écriture.
De petits points mobiles mouchetaient le ciel, sorte de graphie en mouvement qui peu à peu se rapprochait. C’était des oiseaux et parvenus à notre aplomb ils se mirent à tournoyer au dessus de la goélette. Appuyé contre le bastingage, le capitaine plissait les yeux à la recherche de signes sans doute encore plus précis mais la brume devant nous encore épaisse, flottait toujours sur l’océan. Peut-être une île me dit-il comme s’il se parlait à lui-même. Enfin le vent se leva et déshabilla l’horizon pour faire apparaître une terre. Elle n’était qu’une masse sombre qui s’étendait au jugé sur a peine quelques kilomètres seulement. C’était effectivement une île, une petite île. Mais comme nous naviguions depuis des jours déjà, sa petitesse ne gêna en rien la joie de la distinguer. enfin une terre. Et nos espoirs de faire le plein d’eau et de vivres se ravivèrent comme un foyer presque éteint sur lequel on place une bûche neuve. Parvenus à quelques encablures de cette terre inconnue nous vîmes qu’elle était bornée de hautes falaises, qu’aucune plage hospitalière ne nous permettrait d’aborder l’île sans encombre. Le capitaine décida de contourner cette difficulté, premier aspect peu engageant de l’île, mais au bout de quelques heures ne trouvant aucune possibilité d’envoyer une chaloupe, je vis ses épaules retomber, son corps se fléchir légèrement ce qui était un spectacle aussi insolite que celui qu’offrait cette terre impraticable. Qui après s’être laissée découvrir au loin se refusait. Enfin, à force d’obstination nous découvrîmes une sorte de lagune mais dont la dangerosité n’était pas moindre que les hautes falaises. Des centaines de récifs pointaient à sa surface et tout au bout on pouvait distinguer une étroite plage. Il fut décidé de jeter l’ancre à bonne distance pour ne pas endommager le navire puis une chaloupe avec quatre hommes montèrent sur l’embarcation fragile. Des vagues brèves mais violentes semblaient surgir de toutes part et c’est le capitaine lui-même qui s’était mis à la manœuvre aidé par un homme d’équipage qui aurait pu être mon grand-père. Cependant que ce dernier disposait de réflexes et d’une habilite inattendue chez un vieillard. Aussi après encore une bonne demie heure d’efforts nous arrivâmes enfin à la côte. Depuis la petite plage constituée pour l’essentiel de rochers et de cailloux nous aperçûmes un sillon qui gravissait la pente menant vers les hauteurs et nous décidâmes de nous y engager. Le sol était boueux et glissant comme s’il venait de pleuvoir à verse. Pourtant au dessus de nous le brouillard s’était dissout complètement laissant place au ciel d’un bleu profond.
Le capitaine fronça les sourcils. Puis il extirpa un objet étrange que je reconnu être un de ces sextant, une toute nouvelle invention fort utile pour la navigation maritime. Il y avait désormais plusieurs jours que nous avions quitté Varadero, et l’île de Cuba pour rejoindre Key west dans l’archipel des Exumas et jusqu’ici jamais à ma connaissance il n’avait eu besoin d’utiliser cet objet.
Il aligna le sextant sur l’horizon à l’aide d’une sorte de lunette au travers un miroir transparent et fixe puis je le vis manipuler l’alidade pour faire pivoter le miroir principal et viser le soleil. Enfin quelques secondes lui suffirent pour ramener le reflet de celui-ci sur l’horizon par un procédé nommé “double reflexion”. il ne restait plus qu’à mesurer l’angle sur le limbe. Puis il resta silencieux et personne n’osa rompre ce silence. Cependant que tous attendions son verdict. Il était evident que nous avions dérivé hors de notre cap premier ce qui n’était une surprise pour personne étant donné les grains phénoménaux que nous avions rencontrés. Pendant que nous restions silencieux je regardais tout autour de nous. L’île n’était plantée d’aucun arbre, d’aucune végétation, les oiseaux eux-mêmes avaient disparu. Je me penchais sur le sol pour l’examiner de plus près et je j’aperçus pas le moindre insecte, pas là plus petite trace de mousse ou des lichen. C’était une île déserte absolument, une île qui probablement venait de surgir du fin fond de l’océan ce qui expliquait son absence totale d’habitants. Sans doute le capitaine était-il parvenu à la même conclusion car il dit soudain tout haut que nous allions nous retrouver à cour d’eau potable. Il paraissait en effet improbable d’en trouver sur l’île. Aussi loin que portait notre regard nous ne vîmes que des rochers sombres une étendue luisante et inquiétante malgré la lumière du jour faisant reluire sa surface.
4h16 aujourd’hui. “Produire du réel” à partir d’un billet de Thierry Crouzet lisant Aurélien Barrau. Perso pas bien fan d’Aurélien Barrau non plus. Mais produire du réel, quel type d’action est-ce que je peux mettre en place pour y parvenir. Et de quel réel s’agit-il. Un réel que je désirerais autre qu’il est actuellement. Pas le mien uniquement. Comment agir pour impacter le réel. Est-ce que nous ne faisons pas cela tous les jours. Sauf que nous le faisons peut-être avec des intentions insufisamment réfléchies.
18h05. Une image qui se dérobe plus on s’en approche
Œdipe vient au monde, devient ceinture noire de mots-croisés en flanquant KO une chimère puis couche avec sa mère, tue son père, se crève les yeux, commence à y voir clair et meurt.
Bien placé au premier rang je l’écoute parler. Le débit est rapide, les mots simples, le tout sans phrase excessivement longue, des poses bien mesurées entre virgules et point. De tant à autre surgissement d’un point-virgule. D’une pose significative , suggérant la suspension, mais le contenu ne m’intéresse pas du tout. Nul besoin de comprendre le sens de ces phrases, du discours, du blabla. Je le regarde je ne l’admire pas. Il me fait mal. Tout mon corps se rebiffe en l’écoutant, de la chair à l’os du plus petit nerf au plus massif des tendons. Les mots en moi attaquent le corps comme des fauves. Ils ne le suppportent plus, les mots se révoltent se rebellent. Ils sont comme des bêtes sauvages. Quand à lui pensez vous que ça le gêne, mais pas du tout. Il se tient comme un surfeur sur la crête de cette putain de vague qu’il connaît, qu’il maîtrise. Aucune erreur. Aucune maladresse. Ce type ne doit pas être humain. Il s’agit d’un mutant ou d’un nouveau modèle d’androïde. Et je sais qu’il ment. Il ment d’une façon spectaculaire, éhontée, sans la plus petite trace de remords de regret dans le blanc de l’œil. Il se tient sur la couche la plus superficielle du langage. Il n’en démordra pas. En douce je sors mon portable pour ouvrir l’appli photo. C’est bien lui pas d’ambiguïté possible. J’attends encore un peu, le temps de numéroter mes abattis, puis je bondis de mon siège sur l’estrade et je lui tranche direct la carotide avec les dents. Son sang gicle sur mon visage chaud et épais, pression étonnamment ordinaire, normale du flux, si je prenais son pouls il n’excèderait même pas 60 battements par minute. Il me regarde légèrement étonné, ses lèvres continuent à balbutier quelque chose, il ne peut donc toujours pas s’empêcher de jacqueter même au moment de crever. Je l’écoute encore, je sais que ce ne sera plus très long avant qu’il ne la ferme définitivement.
J’ai cliqué sur la petite marque pour agrandir la fenêtre, à présent elle me paraissait plus proche encore, dans une intimité dont je n’aurais voulu m’évader pour rien au monde. Comment pourrais-je la décrire, une américaine qui parle français impeccablement avec un accent provençal. Une blonde genre oxygénée mais qui aurait emprunté des mimiques faciales de brune ou de rouquine. Tout un métalangage pour dire aimez-moi mais pas touche. Un énorme chat derrière elle se prélasse sur le parquet. Au fond de la pièce les stores sont baissés, éclairage tamisé ça et là, mais probable qu’un de ces anneaux lumineux à la mode face à elle, diffuse cette lumière qui gomme toutes les imperfections du visage. On ne voit guère que les yeux très bleus avec la pupille noire en tête d’épingle, soulignés de khôl et sa bouche. Une bouche rose bonbon. Elle parle mais je ne l’écoute pas je suis fasciné par cette bouche, comme une rose qui se mettrait soudain à parler, à parler provençal qui plus est. Je dis une rose pour ne pas dire autre chose naturellement. Puis je parviens à me détacher enfin et mon cerveau se remet en branle. De quoi parle t’elle. Sa chaîne s’intéresse aux mystères non résolus. Tous les dimanches une nouvelle vidéo. Je réduis la fenêtre sur le bas de l’écran à droite pour pouvoir jeter un œil aux autres vidéos. Les titres sont évocateurs. Extraterrestres, Atlantide, terre creuse, maisons hantées … j’ai toujours été attiré par ces sujets je peux bien l’avouer. Cela fait aussi partie de l’imagination. Peut-être envie de me détendre, de regarder une connerie. De débrancher. La par exemple elle m’apprend que la population de la terre creuse à certainement dû faire appelle aux extraterrestres pour qu’ils viennent nous mettre sur la gueule sans distinction de gentil ou de méchants. La faute encore aux américains qui n’auraient pas respecté un traité établi de longue date. Pour le coup ce genre de raison me paraît tout à fait évidente. Tout ça pour continuer à developer le complexe militaro-industriel. Pire encore les américains seraient en ce moment en train de tourner leur veste pour les anéantir. Le grand raout serait prévu pour juillet 2022. Ce qui secrètement me réjouit, car fini les factures d’électricité de gaz, les huissiers et toute la clique des gêneurs ordinaires. Tout cela énoncé avec une voix charmante. De temps en temps elle relève une mèche de ses cheveux, je vois sa longue main aux ongles impeccables, de temps en temps elle appuie l’index sur une joue, à peine un millième de seconde. Je vais jusqu’au bout de la video de 30 minutes. Puis j’enchaîne avec une autre qui date de 4 ans. Son visage est plus jeune plus épais, moins sophistiqué, mais la bouche est toujours la même. Je me demande tout à coup si tous les abonnés ne font pas exactement ce que je suis en train de faire, c’est à dire de se laisser glisser dans cette sorte d’envoûtement à distance. J’ai dû trouver la faille pour m’en sortir à la quatrième vidéo vers la minute 00:08. Elle attaque le thème des amis imaginaires. Elle diffuse des vidéos de mauvaise qualité de gamins en train de parler tout seul. Et si ce n’était pas que de l’imagination elle dit… j’ai arrêté la car j’avais bien trop peur d’entendre la suite. Ou plutôt c’était l’heure du repas et j’ai rejoins mon épouse au salon. Soupe aux vermicelles j’ai proposé, soupe aux vermicelle elle a répondu en faisant mine d’être enchantée et sur ce ton festif que le lui connais si bien.
Il y a les faits et puis il y a la mémoire des faits. Le risque de confondre les deux, d’en extraire une conclusion, une réalité, est un piège dans lequel nous tombons tous. Toutes les opinions que nous fabriquerons ensuite, seront pour la plupart totalement erronées. C’est ainsi que l’on invente son histoire, sa légende, tant que personne toutefois ne se met en travers et nous prouve à quel point nous avons fait fausse route. Et c’est parfois une chance, une bénédiction de rencontrer cette personne. Encore que la pilule soit difficile à avaler, il y aura un avant et un après elle. C’est un peu comme un accident de la circulation, si on ne s’en sort pas indemne, le simple fait de se sentir malgré tout en vie peut aider à amortir tous les chocs. On peut même éprouver de la gratitude si l’émotion nous déborde. Et ce n’est pas plus idiot que de se plaindre ensuite toute une vie d’un instant d’inattention de quelques millisecondes. Toute rencontre véritable nous modifie qu’on le veuille ou non. Rencontrer l’autre, le rencontrer vraiment c’est se rencontrer soi-même sous un angle inédit. Quel genre de type j’étais en arrivant à Paris je crois que j’ai honte de m’en souvenir vraiment. J’avais choisi un petit hôtel avec le premier pécule que j’avais gagné à 16 ans en jouant de la guitare dans les rues. « L’hôtel des mauvais garçons » ça ne s’invente pas. Ne vérifiez pas sur Google, vous ne le trouverez pas, du moins en tant qu’hôtel c’est désormais un restaurant. Mais pas étonnant, je vous parle de l’année 1976. Et désormais nous sommes de moins en moins nombreux à avoir connu ces années là. 1976, le gouvernement Chirac, l’année où le PCF après le PCE, Parti communiste espagnol, lors de son vingt deuxième congres renonce à l’appellation « dictature du prolétariat » et se rapproche même du « gaullisme » débordant soudain la fameuse « union de la gauche ». 1976 l’année où le service d’ordre de la CGT s’en prend à des féministes dans les défilés syndicaux. 1976 l’année du casse de Spagiarri. 1976 l’année de l’augmentation de l’impôt sécheresse qui entraînera la démission de Chirac. 1976, L’année même où je m’étais amouraché de cette fille militante à la ligue communiste révolutionnaire, ce qui m’avait valu de participer à bon nombre de manifs, de payer ma toute première cotisation, et de me casser la voix à gueuler des slogans dont je n’avais pas grand chose à foutre. Mais l’ambiance nous emporte, on ne peut rien contre l’ambiance, surtout pas à 16 ans. D’ailleurs c’est sur ces entrefaites que le conflit naquit presque aussitôt avec mon père. Un conflit larvé qui ne cherchait qu’une bonne occasion pour que nous crevions enfin cet abcès. Ce fut un dimanche le jour des côtes de bœufs saignantes et des pommes de terre rôties que nous nous empoignâmes Moi gueulant sale bourgeois lui me rétorquant petit con de gauchiste. Ma mère au milieu tentant d’attirer en vain notre attention sur la tendreté de la viande, ma mère toujours habile à tenter de désamorcer les tragédies, les créant même parfois pour jouir du plaisir de les désamorcer. Ce fut à la seconde bouchée qu’il se leva, me saisit par le colbac et me traîna de la cuisine à la porte d’entrée de la maison. La chienne boxer que nous avions à cet époque était couchée dans l’entrée et nous toisa soudain d’un œil très triste. La porte s’ouvrit, nous étions au début de l’automne. Quelques jours avant la rentrée scolaire. Puisque tu veux faire la révolution va donc la faire en dehors de chez moi m’a dit mon père calmement, il m’a flanqué dehors et m’a refermé la porte au nez. Sur quoi aussi sec j’ai réouvert cette putain de porte, suis monté à l’étage pour me faire un sac de vêtements, quelques bricoles et ma guitare, et en redescendant j’ai tout de même mis mes chaussures, des Clark dont le bout commençait à bailler. Des godasses de gauchiste disait mon vieux à chaque fois qu’il regardait mes pieds. Bref j’étais paré, je pouvais désormais dire : puisque c’est comme ça, pas prêt de me revoir. Et j’ai claqué la lourde bien fort pour bien marquer le coup. Ensuite je crois que simultanément deux émotions s’affrontaient en moi, d’une part un soulagement inouï d’avoir osé me barrer comme ça si facilement, et de l’autre déjà une forme de regret en me préparant à affronter l’inconnu qui s’étendait devant moi. Malgré tout c’était un beau jour, l’un de ces dimanches ensoleillés où l’on n’à pas envie de rester dans la pénombre d’une maison à regarder la télé, un de ces dimanches où l’on n’éprouve nulle envie de digérer de longues heures des repas trop riches, un de ces dimanches où l’ennui nous saisit sans qu’on y prenne vraiment garde. J’avais réussi ce jour là à rompre l’ennui. De quoi serais-je encore capable par la suite, aucune idée, et c’était cette partie aventureuse de moi qui trouvait cela excitant tandis qu’une déjà, sur la route menant vers la gare, me serinait de remonter vers la maison familiale pour m’excuser. Ces moments je ne sais pas si je les ai inventés ou si je les ai véritablement vécus ainsi. Peut-être y aurait-il un ou deux détails à modifier, peut-être que finalement ce n’était pas des côtés de bœuf ce jour là, peut-être était-ce le fameux bœuf bourguignon spécialité de mon vieux qui lorsque la lubie le prenait se levait aux aurores pour nous le mitonner. Le vieux et la bouffe. Mon Dieu j’en arrivais parfois à vomir rien que d’y penser des années plus tard. Mais j’appris aussi que faire la cuisine pour les autres ce n’est pas seulement affaire de nourriture c’est aussi une manière d’aimer quand on n’en possède pas vraiment d’autres Une manière évidemment souvent égoïste, surtout chez mon père, mais qui donc n’a pas de défaut sur cette terre, et surtout ce sont justement tous ces défauts qui font que nous replongeons dans ces parties de nous, elles font tellement partie de nous qu’on les croirait être là de toute éternité.
Lorsque j’y repense aussitôt le mot vrombissement. Possible qu’un insecte se soit trouvé au même moment prisonnier des grands rideaux tirés contre les vitres. Qu’il tenta à ce moment même de s’échapper. En tous cas ce bruit reste associé au souvenir de la scène . Peut-être les prémisses d’une sorte de prémonition. N’étais-je pas réduit au genre bidule volant, celui des insectes genre bourdon tout compte fait. Un bon petit soldat gonflé à bloc prêt à point pour sauter par dessus la tranchée et en prendre plein l’abdomen. Une sorte de gâte- sauce pour tourner le miel avec sa cuillère en bois. Mais surtout ne mégotons pas. Quand je pense au vrombissement c’est à sa matrice que je pensais. Un ronflement de moteur d’avion fabuleux, extraordinaire, un vortex de vibrations qui m’entraînerait à coup sûr vers mon dernier souffle si toutefois je daignais. C’était gros comme l’empire state building au moins. Encore que de toutes les morts auxquelles j’avais déjà rêvées, celle de crever englouti, étouffé par une vulve insondable ne pouvait sûrement pas être la plus bête de toutes. Ça poserait même probablement son homme. Même niveau que certains présidents de la RF ou de magnats libidineux et richissimes de l’agroalimentaire. Parvenir enfin au spasme définitif en même temps que se vider, se répandre dans une apothéose lumineuse, le regard révulsé lâchant à regret de l’œil et de la paume ses seins généreux , me retrouver sous forme ectoplasmique coincé entre le rideau et la vitre. Être cet insecte enfin clairement, sans la plus petite ambiguïté, être tout et rien en même temps enfin. Et puis voir la scène de haut, avec une indifférence magistrale. Sans doute une bonne intro au fameux nirvâna. Mais non au lieu de ça, je fis ma coquette, ma begueule. Je me cramponnai tout à coup à mon statut professionnel. Évident que j’allais tirer ses négatifs, avec plaisir même, puisque il était entendu que je serai rémunéré. Mais de là à servir de chair à canon, devenir canon ou homme canon, non merci. Enfin pas tout de suite. Un minimum d’entregent, de faux hasard, de délicatesse, voire de tendresse si possible, un verre de whisky à défaut de gnole. Que tout ne soit pas une braderie où j’aurais été un lot parmi d’autres, sorte de peluche qu’on chope au ball-trap, un bonus. Ce jour là il ne se passa strictement rien. A un moment quelqu’un, elle ou moi, je ne sais plus, a dû ouvrir l’une des fenêtres et l’insecte a disparu. L’atelier où nous étions devint un lieu beaucoup plus calme. Une mobylette passa un peu plus loin sur le boulevard, ce qui me fit sursauter légèrement. Mais j’étais tellement sur les nerfs pour un rien en ce temps là, je me mis à respirer à fond comme j’en avais acquis l’habitude. Et nous passâmes soudain à autre chose.
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