Revisiter la photographie

Nikkormat

J’utilise aujourd’hui la photographie pour documenter ou illustrer des textes, essentiellement sur mon blog. Ou bien pour reproduire mes tableaux. Et, je m’aperçois, amené, dans le cadre de cette nouvelle proposition de François Bon, #photofiction, à devoir y réfléchir. Devoir m’expliquer, à moi-même d’abord, pourquoi j’insère une image plutôt qu’une autre. Quelle en est l’intention? Et j’avoue que pour moi encore, tout ce qui procède des choix et des buts, se situe toujours dans le domaine de la confusion, du flou.

J’aime ce flou justement, car je crois fermement qu’il déjoue toute velléité de but. Je crois de moins en moins aux buts. Au bout du compte, ma préférence va vers la vacuité si j’ose dire. Tenter de fournir une explication, à l’appui de mon parcours étrange avec l’objet photographique, mais également l’objet peinture, me semble simultanément vaniteux et foncièrement inutile désormais. Ce serait comme vouloir expliquer pourquoi je mets du jaune ou du rose à la surface d’une toile. Ce serait trahir l’instant où cette intuition surgie.

Je crois qu’il y avait à la base, qu’il y a encore, une croyance probablement enfantine, mais que j’aime entretenir, envers et contre tout, notamment contre les bouffées de pseudo-lucidité qui parfois m’accablent en me traversant. Une vieille croyance en la magie de l’instant.

Autrefois, dans une autre vie, j’ai exercé le métier de photographe. Ce fut le résultat d’une suite de circonstances fortuites. Cependant, au centre de laquelle, l’air du temps y est pour beaucoup. Un point central invisible dû à un angle mort puisque le cône de vision d’alors se focalise sur la brillance des légendes que l’on s’invente jeune. Des modèles que l’on installe en points de fuite pour dessiner une perspective. Ansel Adams, Doisneau, Cartier Bresson, Édouard Boubat, Willy Ronis… et plus tard Dytivon, Depardon, Gamma, Sipa, Viva, l’agence Vue du journal Libération…

J’étais loin d’imaginer lorsque j’ai acheté mon tout premier appareil photo, un vieux Nikkormat d’occasion, chez Prophot boulevard des Filles du Calvaire, pas loin de la Bastille où j’habitais, que cet objet allait changer ma vie. À cet instant où je me revois pousser la porte du magasin, cela me semble tenir un peu plus de la lubie, de la folie, que d’une intention véritable. Il me fallait ce Nikkormat absolument. Ce fut un désir impérieux.

Dans quelques jours, nous rejoindrions Cork en Ferry. Alors, nous louerions un véhicule pour remonter doucement vers Galway dans le Connemara. L’Irlande était un rêve qui allait bientôt devenir réalité.

Par ailleurs, je ne pouvais pas me résoudre à traverser la manche avec un Instamatic. C’était beaucoup trop cheap comme on dit désormais. Cet appareil, un legs familial, posé sur une étagère de la bibliothèque, semblable pour moi à une relique des temps enfouis, un fossile, symbole aussi comme bon nombre d’autres objets que les conditions de vie avaient changées, qu’elles s’étaient améliorées pour les membres de la famille. Les trente glorieuses, le plein emploi, une attirance étrange pour les gadgets, l’inutile, le superflu, le luxe. Aussi, m’étais-je mis en tête que faire des photographies à l’aide d’un appareil aussi désuet et chargé de symboles ne m’appartenant pas, relèguerait cet événement important de ma vie, ce voyage en Irlande, dans une catégorie inappropriée. Celle des choses faites une bonne fois pour toutes parce qu’il faut les faire. Il faut les faire pour éprouver une sensation de vivre ou d’avoir vécu. Pour se dire longtemps après les avoir faites que tout ne fut pas vécu en vain. Que l’on a bien profité.

J’avais déjà à vingt ans ce genre d’appréhension. Lorsque je souhaite revisiter mon rapport à la photographie, je pense aussitôt à ce voyage en Irlande et presque immédiatement me revient cette appréhension. Toutes ces choses, ces buts que l’on se donne et qu’une fois atteints, obtenus, on collectionne, on nomme souvenirs, pour se rappeler qu’on les a vraiment vécues. Que cette vie ne fut pas simplement un rêve. Et, cette idée de documenter ce voyage, pour plus tard m’en souvenir, créait une gêne. Pourquoi faire des photos de voyage? Pour se souvenir, pour prouver quelque chose ? Tout cela était en tâche de fond déjà depuis des jours. De plus en plus intensément au moment de toucher enfin au but, de sauter le pas, de s’assoir sur la banquette du train qui, parvenu à Roskoff, mènerait nos pas vers le Ferry.

Et, vu ainsi, je cherchais à désamorcer une tendance que je tenais pour facile, forte et suspecte, celle de consommer un voyage. Comme pour déjouer une fatalité. Celle de mitrailler dans tous les sens, de vivre tous ces merveilleux moments l’œil collé à un viseur poussiéreux. Reproduire du même comme l’avaient fait mes parents, mes grands-parents, fascinés par la nouveauté du moment. Et, dans le but de quoi ? fabriquer de fausses preuves, ou une fausse monnaie. Cela représentait ce risque de revenir encore d’un rêve avec comme seul bagage la banalité, le déjà-vu. Et, aussi, le risque de réaliser toute une série de clichés dans le cliché sur le cliché. La fameuse notion du cliché ingurgité comme un médicament contre l’establishment, via les livres, les conférences de Gilles Deleuze, découverte de ces années 80, mal comprise, tout autant que la notion de lieux communs. C’est de cela qu’il est question quand j’évoque l’air du temps. Je me souviens encore de mon malaise à la vision des albums de photographies que l’on rangeait dans des tiroirs chez mes grands-parents, puis chez mes parents. Cette banalité, car voici comment j’appelais alors cette traduction photographique de la réalité. Par ailleurs, ils me mettaient surtout extrêmement mal à l’aise, parce qu’ils évoquaient non pas des scènes de vie, mais au contraire la mort. La plupart des personnes que l’on pouvait observer sur ces photographies en noir et blanc étaient mortes. Quant aux lieux, ils avaient tant changé qu’ils remettaient une fois de plus sur le tapis un vieux fantasme-enfantin – de durée, de fiabilité que j’aurais encore voulu entretenir pour Le Lieu de façon générale. Peut-être du même ordre que ce fantasme baudelairien pour l’immobilité. Cette translation d’un lieu que l’on s’est approprié en pensée, vers cette inquiétude qui naît de la réalité décevante sur laquelle on tombe lorsqu’on y retourne. Notamment quand on n’y reconnaît rien. Et, aussi, par ricochet, quand on ne s’y retrouve plus non plus soi-même familier. Mais, au contraire étranger, exilé. Cette expérience de l’exil tellement de fois vécues enfant. Et, toujours cette redondance, toujours la même étrangeté me sautant aux yeux, via les photographies de famille et qui, à terme, provoque la migraine. Le refuge dans un mal-être diffus. Et, pour botter en touche, pour tenter une diversion, le mot banal, qui me montait presque aussitôt aux lèvres. Banal ou déjà-vu mille fois douloureusement. Non, cette fois, je refusais que ce voyage se transforme en banalité à venir. Je voulais en faire une plus belle chose. Je voulais peut-être tout simplement coller au temps présent, prendre de bonnes photographies en imaginant qu’il suffirait de s’équiper d’un meilleur outil. Changer d’appareil, changer de focale, d’objectifs , de point de vue. C’était partiellement erroné évidemment. Mais, cette croyance m’a toutefois aidé les toutes premières fois pour oser appuyer sur le déclencheur du Nikkormat.

En revenant d’Irlande, j’ai donné le film à développer au photographe du coin, rue Saint-Antoine. Et, quelques jours après, j’ai pu découvrir les images couleurs ainsi réalisées. Tout était là, rangé chronologiquement dans une boîte de plastique jaune. Des diapositives. Je m’étais trompé. Je croyais obtenir des photos tirées sur papier. Mais, je n’avais pas pris la pellicule adéquate. Cette erreur fut sûrement salutaire, car ce que je découvris bientôt en tenant ces petits carrés de carton entre deux doigts, les orientant vers la lumière de la fenêtre de l’appartement dans lequel nous vivions, mon amoureuse et moi, fut un vrai choc esthétique. Si j’avais obtenu des photos tirées sur papier, elles se seraient certainement confondues avec ce dont j’avais si peur… des photographies de famille rangées dans cette catégorie effrayante des choses réalisées et auxquelles on ne pense plus. Que l’on exhume une fois l’an pour se complaire dans la nostalgie. Elles auraient rejoint tout au plus le bric-à-brac d’un tiroir, dépossédées de toute valeur une fois la prise de conscience de leur réalité passable effectuée. Une disjonction claire, triste, malheureuse, du fantasme. Alors que là, ce fut un retour immédiat à la magie. Une ouverture soudaine sur l’éternité. Par la luminosité des couleurs surtout, bien plus que par les sujets, les cadrages les compositions.

Je crois que je ne les ai regardées qu’assez peu ces diapositives. Les tout premiers jours seulement. Un jour, elles sont parties avec cette amoureuse et jamais, je n’ai revu ces couleurs si magnifiques, symbole d’une période par ailleurs si difficile, mais parfois aussi illuminée de moments fabuleux. De même que je ne suis jamais non plus retourné en Irlande.

Néanmoins, à partir de cet événement, la passion pour la photographie devint une obsession. Je ne l’abandonnerai qu’avec l’arrivée des premiers appareils numériques dans les années 90. Invoquant le fait que l’équipement était trop coûteux pour ma bourse. Ou bien que les tirages obtenus ne proposaient jamais des noirs assez riches, jamais suffisamment profonds. Mais ce n’était que des excuses bidons. La vraie raison pour laquelle j’ai arrêté la photographie, fut la même que pour arrêter l’alcool, l’écriture, dans ces mêmes années : la sensation aiguë d’une immaturité sans doute qui me contraignit à avancer enfin, sans filet, sur la corde raide de la réalité, et rejoindre un fantasme tout aussi commun que pour bon nombre. Devenir adulte. Une chimère de la même nature que toutes les autres précitées. Tout n’est-il pas ainsi de l’imagination dans l’imagination ? Existe-t-il autre chose que cette imagination? Nous ne sommes peut-être rien d’autre qu’imagination et il faut l’accepter, c’est probablement une des difficultés les plus hautes à gravir, ou à dévaler. Et en même temps c’est certainement toute cette imagination qui en produit l’émotion, l’effroi et la beauté.

11.Avancer à l’aveugle.

Photo de UskaleGo sur Pexels.com

—L’évidence est souvent ce que nous ne voyons pas. je sais déjà que tu vas me dire que c’est une réflexion banale, mais réfléchis un peu sur ce que tu appelles banal. Comment tu te dépêches surtout à vouloir toujours tout rendre banal.

Car la banalité est un manque d’attention, un manque d’approfondissement de la notion de banal telle que toi tu as décidé de considérer de ce qu’elle devait être.

C’est la volonté de toujours s’élancer vers du nouveau, vers de l’original qui finit par rendre banal les êtres et les choses.

Plus précisément c’est un déséquilibre dans le temps et l’espace, crée d’ailleurs à cet escient.

C’est par ta non-résistance, ta non-opposition à l’incarcération dans l’espace-temps que tu deviens la proie de l’ennui, de ce sentiment de répétition, de la dépression et que tu finis par te résoudre à trouver cette prison banale.

La plupart des gens nomment cette prison leur vie, ou le quotidien. Cela fait partie du programme implanté.

Au début de ton existence tu as la sensation de vivre un miracle, et puis celui-ci s’évanouit et tu passes ta vie ensuite à vouloir retrouver par tous les moyens le souvenir de ce miracle, tu imagines pouvoir le récupérer intact, et l’entretenir comme une braise, Cependant tu ne te rends pas compte à quel point tu le dénature à quel point tu le recouvres de nostalgie, et de regrets.

Tu sens bien que tu te laisses aspirer par quelque chose de glacé et d’indifférent. Et surtout tu acceptes de penser que tu ne peux plus rien y faire.

C’est comme un mauvais rêve dans lequel on s’enfonce progressivement.

Les lieux et les temps alors se superposent, se mélangent, cela finit par faire de la boue.

Et de cette boue surgit un golem, une chose dépourvue d’âme, un objet de vengeance que d’autres que toi et même toi, utiliseront à leurs propres fins.

— Mais qui sont ces autres dont tu parles ? demandai-je à Maria non sans un certain malaise, car j’avais formé la certitude qu’elle était complètement folle frappée désormais par une paranoïa aigue.

— Tu crois que je délire me dit-elle alors comme si elle pouvait lire dans mes pensées.

Puis elle se mis à sourire et je vis la femme que j’avais toujours eu envie de voir et je me mis à sourire moi aussi.

Ce jour là nous marchâmes longtemps au bord du fleuve. C’était le début de l’automne 1978, l’année de mes 18 ans. Je ne sais plus si j’étais animé par le désir ou par des sentiments plus profonds mais, me connaissant, j’opterais pour cette obsession de vouloir toujours combler le vide et le manque.

Et bien sur, lorsque je veux m’en souvenir , j’éprouve toute une galaxie de sentiments confus encore aujourd’hui.

Une galaxie qui tourne autour de la honte, de la culpabilité, du manque de confiance en moi, cet amalgame qui constitue le soleil noir de ma jeunesse.

— Il te suffira d’écouter ton cœur, m’avait soufflé Maria lorsque je m’étais ouvert à elle, ce jour là, lorsque j’avais osé lui parler avec confiance de mes plus grandes craintes. J’avais alors eu cette impression de me livrer à elle pieds et poings liés je m’en souviens très bien. Mais l’intention n’était vraiment pas si noble que je voulais qu’elle soit.

En fait ce n’était rien d’autre qu’un test. Car pouvais-je réellement faire confiance vraiment à qui que ce soit?

« Il te suffira d’écouter ton cœur »

Comme cette phrase alors m’avait parue banale, insignifiante, comme une rengaine automatique déjà entendue mille fois.

J’avais hoché la tête en me disant: Ainsi donc elle aussi me parle de ce cœur qu’il s’agit d’écouter pour que le miracle advienne ? ce miracle que je ne vois jamais.

j’avais été déçu car cela ne me disait rien, ne me livrait aucune clef.

Je crois même qu’une fois cette phrase prononcée par la seule femme avec laquelle j’étais heureux de me sentir bien, je retrouvais aussitôt toute l’étendue de ma solitude, ce cachot dans lequel on contraint les récalcitrants à s’enfermer eux-mêmes au sein même de l’établissement pénitencier que représente le monde d’ici-bas. Poupée russes.

Cette sensation soudaine provenait du doute. A 18 ans je doutais déjà de tout comme je doutais de moi-même. Le monde tout entier était le miroir de ce doute que je ne cessais de trimbaler comme un caniche au travers mes perpétuelles errances.

L’errance n’a t’elle jamais servi à autre chose vraiment qu’à me fatiguer, à éreinter mon corps et mes pensées et ce fameux cœur dans les rues de la ville ?

Maria disparut à l’instant même où le doute m’entrainait à formuler les pires hypothèses parmi lesquelles la folie, ma propre folie n’était pas à exclure.

La nuit tomba brutalement à cet instant précisément où je me retrouvais seul sur les berges du fleuve. Je me pinçais pour éprouver la douleur réelle d’être vraiment là, mais j’étais déjà trop habitué à celle-ci. Le doute persista, et je ne savais plus si j’avais tout inventé ou si un détail si infime fut-il put être relevé pour me conduire à me rassurer quant à la réalité du monde et de moi-même.

Au début je ne fais pas attention à la nuit qui tombe ainsi comme un couperet. C’est tellement banal qu’elle tombe ainsi, sans même qu’on y prenne garde tant nous sommes tout entier dans nos pensées.

Pourtant quelque chose me semble étrange tout à coup.

Je me retrouve dans une obscurité absolument totale. La ville lumière elle-même s’est évanouie.

Je me demande s’il ne s’agit pas d’une panne d’électricité générale. Mais en tendant l’oreille j’entends les pas des passants,, leurs rires, leurs paroles, leurs disputes lorsqu’ils passent près de moi.

Comment peuvent-ils donc être joyeux et querelleurs dans cette obscurité totale ?

C’est à ce moment que je comprends aussi que je devenu aveugle soudainement. Je tâtonne pour m’asseoir pris d’un vertige et reste ainsi un long moment à écouter le bruit du monde, à renifler son odeur. Une odeur de pourriture monte du fleuve devant moi.

Puis tout à coup en levant la tête je vois des lueurs au début imprécises, des milliards d’étoiles scintillent, je ne peux voir que cela. Et c’est étrange car normalement les lumières de la ville nous l’interdisent.

Je ferme les yeux puis les ouvre à nouveau, les étoiles sont toujours là, je jurerais qu’elles sont « vivantes » et qu’une relation tente de s’effectuer entre elles et moi.

Je me laisse aller, je ne résiste pas. Je me sens tellement démuni par mes doutes et l’idée affreuse d’être devenu totalement cinglé.

Et là je décolle. Quelque chose m’emporte et je recouvre la vue comme auparavant. Paris sous moi devient comme un bijou scintillant dans son écrin, puis ce n’est plus qu’une pâle lueur sur la Terre.

Je continue à m’élever encore plus haut, l’altitude doit être inouïe car je vois désormais notre planète réduite à la taille d’un calot puis d’une bille.

Je me demande si je suis en train de mourir. Et au moment où je me pose cette question j’entends une musique merveilleuse qui se rapproche de moi, qui m’enveloppe et je crois reconnaitre alors la voix de la soliste qui surnage dans celle-ci.

C’est la voix de Maria.

Je la cherche, mais ne la trouve nulle part, je ne vois toujours que des milliards et des milliards d’étoiles tout autour de moi et au delà. Et elles semblent de plus en plus « vivantes » et chose extraordinaire c’est que plus je me rends compte de leur vitalité plus je découvre la mienne comme si un voile se déchirait et que toutes les mémoires que j’avais oubliées me revenaient toutes en même temps.

A cet instant changement de son, comme un tambour qui se met soudain en branle.

Et très vite, dans un même temps comme s’il s’agissait d’une seul instant présent de toute éternité, j’éprouve alors une joie sauvage, une vigueur formidable car je reconnais le son, la voix de mon propre cœur.

La trivialité

Un peu comme un crabe qui marche de traviole. Sa carapace lourde, encombrante. Mais une fois la bestiole ébouillantée, une fois armé d’un casse noisette pour lui briser les pinces, quelle saveur !

J’ai toujours été fasciné par la trivialité. Par le dégout premier qu’elle faisait naitre comme une ébauche d’un chef d’œuvre à venir. Aussi n’ai je cessé durant ma vie de la fréquenter au plus proche, de la caresser même, longs préliminaires, jusqu’à la pénétrer. Ni plus ni moins.

Je suis issu d’une race barbare qui a besoin de croire qu’il faut boire le sang de ses ennemis pour s’accaparer leur pouvoir.

Mais lorsque les guerres s’achèvent, lorsque s’étend le désœuvrement, j’ai parfois des renvois. Des flatulences que j’expulse par des pets sonores ou par des textes souvent confus.

C’est que finalement la trivialité se sera emparé de moi par surprise à force de la fréquenter de l’étudier. De ne pas vouloir la repousser au delà de je ne sais quelle frontière comme une effrayante migrante.

La trivialité me fait marcher en crabe, nager en poisson entre deux eaux. Et finalement j’aime assez son impact sur ma mobilité. ça me change de la ligne droite et chiante.

La seule différence c’est sans doute que j’en suis conscient. Que j’en joue énormément. Pour voir.

Pour voir quoi ? je me le demande sans avoir vraiment besoin de réponse. Je me le demande comme la fameuse question qui se confond en torture pour faire parler les suspects.

Mais je ne dis rien. Tout reste scellé.

Un jour probablement je finirai ébouillanté, les pattes et les pinces brisées par un casse noisette ou une casse couille.

Ce n’est pas bien grave, je m’y entraine depuis le début. Je suis au bord d’être fin prêt.

Un peu comme Jésus sur sa croix qui attend le coup de grâce du légionnaire Romain tout en le bénissant malgré ses doutes.

L’extraordinaire et le banal

Au fur et à mesure où je progresse dans ma façon d’enseigner la peinture, je ne peux que constater la difficulté à établir une différence entre une réalisation extraordinaire et une réalisation passable voire « correcte » ou « normale ».

Au début des impératifs de bienveillance minimum m’ont sans doute poussé à mettre de coté tout jugement négatif sur les travaux réalisés par les élèves. Mais peu à peu je me suis aperçu que la seule bienveillance n’était pas le filtre principal de l’analyse.

Quelque chose d’autre intervenait et qui semblait gommer les critères habituels qui ont l’habitude de déterminer ce qu’on appelle communément « une bonne peinture » ou une « mauvaise peinture ».

Peu à peu le cadre de référence bougeait, ses contours devenaient flous et cela m’entraîna à me questionner plus profondément encore sur les différentes propriétés d’une oeuvre d’art. Qu’est ce qui fait qu’un réseau de lignes de formes de couleurs à la fin puisse être nommé oeuvre, voire chef d’oeuvre ?

Je crois que les points de repère en ce moment où j’écris ces lignes sont en train de se modifier non seulement concernant les critères sur lesquels nous avions l’habitude de nous appuyer pour déterminer la valeur d’un tableau, d’un dessin, mais plus généralement la valeur de tout ce qui est fabriqué par l’être humain.

Cette valeur associée généralement au temps de travail, à l’argent est peut-être en train de tomber en désuétude, le système économique et politique qui nous a poussé à aposer une valeur à toute chose est en train de s’essouffler et cet essoufflement nous obligerait à revoir nos définitions.

Concomitamment il est d’usage de conserver à l’esprit que ce qui dans ce système apporte de la valeur c’est la rareté ou l’unicité d’un objet, d’une « chose ». Or avec l’avènement de la photographie numérique et tout le marché de la reproduction des œuvres d’art une ambiguité peut être observée désormais entre ce que nous nommons rare, unique, et la production en série de ce même objet notamment dans le domaine des œuvres d’art.

Le fait de restreindre la multiplication des tirages à un nombre limité ajoute encore à cette ambiguïté car on voit bien que les artistes ou les éditeurs tentent encore de récupérer une aura de rareté caractéristique de la notion d’oeuvre d’art.

En parallèle si l’on fouille désormais sur la toile on peut constater des différences impressionnantes de tarification notamment en peinture pour un même format qui, si autrefois signalait au collectionneur une renommée, une reconnaissance de l’artiste qui pouvait le rassurer dans ses investissements, ne veut plus dire grand chose actuellement.

Cela signifie que le marché de l’art tel que nous l’avons connu, est en train de rendre l’âme ou bien peut-être est t’il déjà mort et ce que nous voyons de lui désormais ne sont que des traces vagues, ectoplasmiques qui perdurent encore pour une durée plus ou moins longue.

L’élitisme qui porte au nues tel ou tel artiste afin de le proposer comme placement rentable n’intéresse au final que cette même élite qui finira par s’entre dévorer elle même à terme.

Le spectacle médiatisé des ventes de chez Christies n’interesse que peu de monde vraiment, il scandalise plus qu’autre chose le « bon peuple » et le fait rêver par la bande à cette position quasi divine qu’occupe un artiste de façon artificielle, imaginaire.

L’argent et les investissements ne sont pas, ne peuvent être la finalité des œuvres.

Elles doivent être utiles au contraire et sans doute que l’avenir est à rechercher dans cette notion d’utilité associée au collectif, au plus grand nombre.

Dans le fond il se pourrait que les œuvres d’art tel qu’on nous les a présenté depuis des siècles désormais aient été détournées de leur fonction véritable qui est de révéler, ou de rappeler que nous sommes la plupart du temps aveugles à ce qui nous entoure.

La plupart d’entre nous ne prenons pas le temps de voir le monde autour et à l’intérieur de chacun de nous. Lorsqu’il arrive que nous en prenions conscience, que nous le regrettions, la rencontre d’une oeuvre d’art nous rappelle alors la fonction de l’art et des artistes, leur utilité qui est de permettre à la communauté de retrouver le fil ténu qui permet de traverser les labyrinthes politico économiques qu’une poignée de personnes peu scrupuleuses ont délibérément construit pour mieux nous égarer.

En général le mot d’ordre des constructeurs de labyrinthe c’est à tout prix de vouloir établir une frontière entre l’extraordinaire et le banal la médiocrité, et l’oeuvre d’art aura souvent été proposée au même titre que les religions en fer de lance de croisades dans lesquelles plus personne ou presque ne se sent l’envie de s’engager.

ainsi comme je peux désormais le constater il ne s’agit pas de bienveillance lorsque je comprends les travaux de mes élèves et ne porte pas de jugements critique de valeur.

Cette difficulté provient d’un trouble bien plus profond qui me semble t’il ne me permet plus d’établir mon opinion aujourd’hui sur des critères moribonds.

Je me demande si au delà du cadre de l’enseignement du dessin et de la peinture, la même difficulté ne pourrait pas se rencontrer dans tous les autres domaines de l’enseignement en général.

L’enseignement de la peinture, son exercice même aura durant de longues années non seulement continué à former mon regard sur ce qui a pour habitude de constituer un tableau mais au delà cela m’aura permis de m’interroger bien plus profondément au delà du cadre de celui-ci sur ce que nous avons coutume de nommer l’extraordinaire et le banal.

L’adversaire.

« La tentation de Saint Antoine » Huile sur toile Patrick Blanchon

C’est une chose commune sur laquelle on ne prend guère la peine de s’attarder mais le mot diable ne prend jamais de majuscule contrairement à Dieu.

C’est que l’adversité finalement est un phénomène tellement banal qu’on ne la regarde plus. Quand je parle de regard je veux dire bien sur la regarder vraiment pour ce qu’elle est.

Cependant sans cette adversité qui nous modifie profondément au fur et à mesure qu’on la résout, qui serions nous ?

C’est à peu près dans ces termes qu’il s’interrogeait tout en se rasant devant le grand miroir de la toute nouvelle salle de bains qu’il venait de construire.

Ce n’avait pas été facile pensait il car il n’était pas ce qu’on peut appeler un bricoleur dans l’âme.

Il avait passer un temps fou en recherche de tutos pour poser le carrelage, pour installer le plan de travail avec ses vasques et le pompon avait été le placement de la baignoire d’angle. Le tablier de celle-ci notamment avait pris un malin plaisir à lui indiquer combien le plaisir découlait de l’adversité dépassée.

Mais maintenant que tout était en place il éprouvait cette satisfaction enfantine à tourner les robinets, et sentir sur la pulpe du doigt le jet d’eau presque brûlante.

Evidemment le grand miroir lui renvoyait une image de lui-même qu’il découvrait vieillie, les poches sous les yeux semblaient plus creusées et les poils drus qu’il n’avait pas encore effacés sur sa peau, de couleur grise et blanche le chagrinaient. Le temps du narcissisme effréné était révolu et ces dernières années surtout étaient passées encore plus vite que jamais.

Juste un claquement de doigts , un saut psychique de 20 à 60 ans d’un coup.

Il se demanda le rôle de l’adversité par rapport à la perception du temps. Jouait-elle un rôle vraiment ? Pouvait on ralentir le temps en accumulant les difficultés et le fait de les réduire ou de les résoudre avait il un sens, un pouvoir apte à en modifier la sensation ?

Il pensa à son ami qu’il n’avait pas vu depuis plusieurs mois suite à une petite brouille.

Oh ce n’était pas grand chose et ça ne venait pas de lui mais de son épouse. Elle l’avait invité la dernière fois à venir dîner et il lui avait imposé E.

Ça ne te dérange que je vienne avec E. ? disait le texto.

-et comment que ça me dérange avait t’elle lâché tout haut

et puis tout de suite après  » tu te rends compte comme il est gonflé, il nous impose sa nana »

Il avait hoché mollement la tête et au moment même ou il le faisait il comprit qu’il commettait une erreur.

Il aurait du lui dire de la boucler en disant qu’est ce que ça peut bien faire et le tour aurait été joué. Mais il avait préféré avoir la paix à ce moment là.

Ensuite il tenta d’invoquer tout aussi mollement la fatigue, par lâcheté – c’est ce qu’elle lui reprocha ensuite- il s’était contenté d’acquiescer se rendant complice pour s’éloigner ensuite comme un traître.

« Tu n’es jamais avec moi « avait-t’elle dit et puis aussi , « tu n’es jamais là où l’on t’attend. »

Si ça ce n’était pas une des multiples formes de ce qu’on appelle l’adversité…

L’incident sans véritable gravité pour lui avait désormais prit des proportions qui le dépassaient.

Il appliqua une serviette chaude sur la peau de son visage, ramassa les poils qui s’étaient agglutinés autour de la bonde du lavabo et en les jetant dans la poubelle il se souvint de ces petites phrases que l’on trimbale depuis l’enfance.

« Tu as le diable dans la peau » était notamment une réplique récurrente de sa mère.

Il sourit en repensant à elle, à tous les sales coups qu’il lui avait fait et il éprouva soudain un peu de tristesse en se rappelant le moment ou le cercueil était entré dans le four crématoire. Maintenant il s’en souvenait ils avaient été manger un couscous dans un restaurant que connaissait son père.

Un couscous succulent comme jamais il n’en avait goûté auparavant.