Satiété

Combas

Aller au bout d’un désir, d’une envie, d’une lubie est sans doute la meilleure façon de s’en débarrasser. Si l’on considère que le désir encombre. Si l’on découvre cette vulnérabilité en soi de ne pas posséder la patience nécessaire à entretenir celui-ci. Si on éprouve de façon insupportable son appel permanent, l’obsession, la hantise d’un tel désir. Si on détecte, imagine ou éprouve l’effroi du vide qu’est en train d’occuper ce désir. Même si on sait que le désir, celui-là précisément n’est rien d’autre qu’une des nombreuses têtes de l’hydre, et qu’il ne sert à rien de la couper, puisqu’aussitôt deux nouvelles têtes du monstre repousseront. A moins de cautériser la plaie béante à l’aide du feu. On ne peut y parvenir seul, même les héros se trouvent parfois démunis, et il faudra un geste de la Providence pour trouver l’allié pyromane, et tant qu’à faire, en adéquation avec le moment présent. Même sachant, aller jusqu’au bout, et à l’aide de la répétition, résumer la traque en un seul mot: la curiosité. Mot qui presque aussitôt rappelle en nous la faute, le péché, la culpabilité. Jusqu’à parvenir à la forme la plus authentique du dégoût, nommée paradoxalement la satiété. Un désolé je ne peux plus poli et distancié.

C’est durant l’écoute d’une émission de France Culture, un entretien avec le peintre Claude Viallat, et concomitamment l’achèvement d’un marathon de 40 jours d’écriture quotidienne que le dégoût s’est transformé en satiété. Trop plein et trop vide se confondant l’un et l’autre. En résulte une incompréhension totale de la volonté d’éparpillement. Volonté si farouche si récurrente, si répétitive qu’on finit par la considérer comme un outil. Une chose nous appartenant, une identité. Le désir de s’éparpiller, présence de l’hydre et confusion totale avec celle-ci et soi sans même en prendre conscience.

Pour bien enfoncer le clou le hasard des propositions de Youtube fait suivre une visite de l’atelier de Combas qui monologue complètement speed durant 30 minutes insupportables. Mais supportées par curiosité.

Deux peintres, le même désir de peindre, mais deux approches fondamentalement différentes dont la mesure est leur approche du désir et du hasard. Peut-être une relation de pouvoir encore une fois. L’un s’en remet au hasard et l’étudie avec circonspection, l’autre semble possédé par celui-ci alors qu’il imagine le posséder. Deux egos qui abordent la peinture l’un par une intention la plus minimaliste qu’il peut, cette forme d’éponge ou de haricot chez Viallat et l’accumulation des formes, l’exagération formes et couleurs chez Combas. Deux façons apparemment différentes d’aborder le problème de l’espace. Les deux le remplissent cependant. Leur unique point commun s’il faut en trouver un.

Leur travail et le mien, imbriqués. Facile de passer de l’un à l’autre techniquement en utilisant tout autant le hasard. Plus attiré en ce moment par celui de Viallat car plus aride. Moins séduisant. Le dégoût de la séduction, une satiété aussi finalement.

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Illustration image mise en avant Claude Viallat

Le chas de l’aiguille.

Claude Viallat  » sans titre » 1991 Acrylique sur collage de tissu, 176 × 134 cm, Atelier de l’artiste Photo Pierre Schwartz

Cet effondrement dont parle souvent Maître Eckhart et les grands Soufis il y repensait à nouveau après avoir écouté toute une série d’interview avec le peintre Claude Viallat.

Il avait été profondément touché par les propos du vieux nîmois quand celui ci racontait son parcours compliqué avec la peinture. Cette agitation qui l’obligeait à s’emparer des œuvres des autres pour s’appuyer sur elles afin de pouvoir créer il la comprenait tellement bien.

Et puis à un moment la voix de Viallat s’était brisée légèrement quand il avait dit

 » Quand on a une idée on ne la lâche pas « 

Et cette simple phrase résumait étonnamment bien tout ce que lui, refusait de faire encore mais dont il commençait peu à peu à ressentir l’importance. Le chas de l’aiguille qu’il interprétait encore comme une défaite, une résignation.

Cela faisait bientôt deux années qu’il n’avait rien peint qui puisse vraiment l’enthousiasmer. Il avait peint machinalement au grès de ses pulsions dans une régularité cependant qui aurait pu lui indiquer, elle seule, qu’il était bien en route vers le progrès.

Car qu’il fasse beau, ou mauvais, qu’il soit en forme ou pas il ne se passait plus une seule journée sans qu’il n’aille travailler à l’atelier. Peu à peu il avait restreint le nombre de ses activités à une forme encore mal taillée d’essentiel.

Il sentait qu’il devait être présent dans l’atelier et nulle part ailleurs.

Attaché à cette régularité il produisit un grand nombre de toiles que beaucoup de visiteurs déclarèrent « réussis ».

Cependant il ne prêtait plus vraiment attention au jugement d’autrui. Lui savait qu’il était bien loin d’avoir « réussi ». Que tout cela ressemblait férocement à de la merde ou à du flan dans le fond. Toutes ces toiles ne servaient à la rigueur qu’à lui prouver à lui même qu’il avait été capable de s’attacher à un mat et d’écouter le chant des sirènes.

Et les sirènes bien sur étaient toutes mortes d’avoir été entendues.

Il lui fallait encore lâcher un peu plus de lest pensait-il à commencer par lâcher cette curiosité insatiable qui ne cessait de le distraire de la source vive encore inaccessible pourtant de son travail.

Ainsi les sirènes étaient-elles mortes mais il fallait aussi qu’il comprenne que la curiosité qui l’avait mené vers elles n’avait désormais plus lieu d’être.

« Quand on a une idée on ne la lâche pas » disait Viallat.

Lui il en avait encore tellement des idées elles ne cessaient jamais de le traverser.

Quel courage lui faudrait-il encore, quel effondrement authentique devrait il accepter pour ne plus laisser à la distraction ne serait ce que l’espace d’un cheveu et ainsi comme il est raconté dans les vieux récits oubliés : que la grâce s’introduise enfin en lui pour le mettre à terre une bonne fois pour toutes.

Il lui fallait creuser une idée comme on creuse un trou pour s’enterrer.