11.Avancer à l’aveugle.

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—L’évidence est souvent ce que nous ne voyons pas. je sais déjà que tu vas me dire que c’est une réflexion banale, mais réfléchis un peu sur ce que tu appelles banal. Comment tu te dépêches surtout à vouloir toujours tout rendre banal.

Car la banalité est un manque d’attention, un manque d’approfondissement de la notion de banal telle que toi tu as décidé de considérer de ce qu’elle devait être.

C’est la volonté de toujours s’élancer vers du nouveau, vers de l’original qui finit par rendre banal les êtres et les choses.

Plus précisément c’est un déséquilibre dans le temps et l’espace, crée d’ailleurs à cet escient.

C’est par ta non-résistance, ta non-opposition à l’incarcération dans l’espace-temps que tu deviens la proie de l’ennui, de ce sentiment de répétition, de la dépression et que tu finis par te résoudre à trouver cette prison banale.

La plupart des gens nomment cette prison leur vie, ou le quotidien. Cela fait partie du programme implanté.

Au début de ton existence tu as la sensation de vivre un miracle, et puis celui-ci s’évanouit et tu passes ta vie ensuite à vouloir retrouver par tous les moyens le souvenir de ce miracle, tu imagines pouvoir le récupérer intact, et l’entretenir comme une braise, Cependant tu ne te rends pas compte à quel point tu le dénature à quel point tu le recouvres de nostalgie, et de regrets.

Tu sens bien que tu te laisses aspirer par quelque chose de glacé et d’indifférent. Et surtout tu acceptes de penser que tu ne peux plus rien y faire.

C’est comme un mauvais rêve dans lequel on s’enfonce progressivement.

Les lieux et les temps alors se superposent, se mélangent, cela finit par faire de la boue.

Et de cette boue surgit un golem, une chose dépourvue d’âme, un objet de vengeance que d’autres que toi et même toi, utiliseront à leurs propres fins.

— Mais qui sont ces autres dont tu parles ? demandai-je à Maria non sans un certain malaise, car j’avais formé la certitude qu’elle était complètement folle frappée désormais par une paranoïa aigue.

— Tu crois que je délire me dit-elle alors comme si elle pouvait lire dans mes pensées.

Puis elle se mis à sourire et je vis la femme que j’avais toujours eu envie de voir et je me mis à sourire moi aussi.

Ce jour là nous marchâmes longtemps au bord du fleuve. C’était le début de l’automne 1978, l’année de mes 18 ans. Je ne sais plus si j’étais animé par le désir ou par des sentiments plus profonds mais, me connaissant, j’opterais pour cette obsession de vouloir toujours combler le vide et le manque.

Et bien sur, lorsque je veux m’en souvenir , j’éprouve toute une galaxie de sentiments confus encore aujourd’hui.

Une galaxie qui tourne autour de la honte, de la culpabilité, du manque de confiance en moi, cet amalgame qui constitue le soleil noir de ma jeunesse.

— Il te suffira d’écouter ton cœur, m’avait soufflé Maria lorsque je m’étais ouvert à elle, ce jour là, lorsque j’avais osé lui parler avec confiance de mes plus grandes craintes. J’avais alors eu cette impression de me livrer à elle pieds et poings liés je m’en souviens très bien. Mais l’intention n’était vraiment pas si noble que je voulais qu’elle soit.

En fait ce n’était rien d’autre qu’un test. Car pouvais-je réellement faire confiance vraiment à qui que ce soit?

« Il te suffira d’écouter ton cœur »

Comme cette phrase alors m’avait parue banale, insignifiante, comme une rengaine automatique déjà entendue mille fois.

J’avais hoché la tête en me disant: Ainsi donc elle aussi me parle de ce cœur qu’il s’agit d’écouter pour que le miracle advienne ? ce miracle que je ne vois jamais.

j’avais été déçu car cela ne me disait rien, ne me livrait aucune clef.

Je crois même qu’une fois cette phrase prononcée par la seule femme avec laquelle j’étais heureux de me sentir bien, je retrouvais aussitôt toute l’étendue de ma solitude, ce cachot dans lequel on contraint les récalcitrants à s’enfermer eux-mêmes au sein même de l’établissement pénitencier que représente le monde d’ici-bas. Poupée russes.

Cette sensation soudaine provenait du doute. A 18 ans je doutais déjà de tout comme je doutais de moi-même. Le monde tout entier était le miroir de ce doute que je ne cessais de trimbaler comme un caniche au travers mes perpétuelles errances.

L’errance n’a t’elle jamais servi à autre chose vraiment qu’à me fatiguer, à éreinter mon corps et mes pensées et ce fameux cœur dans les rues de la ville ?

Maria disparut à l’instant même où le doute m’entrainait à formuler les pires hypothèses parmi lesquelles la folie, ma propre folie n’était pas à exclure.

La nuit tomba brutalement à cet instant précisément où je me retrouvais seul sur les berges du fleuve. Je me pinçais pour éprouver la douleur réelle d’être vraiment là, mais j’étais déjà trop habitué à celle-ci. Le doute persista, et je ne savais plus si j’avais tout inventé ou si un détail si infime fut-il put être relevé pour me conduire à me rassurer quant à la réalité du monde et de moi-même.

Au début je ne fais pas attention à la nuit qui tombe ainsi comme un couperet. C’est tellement banal qu’elle tombe ainsi, sans même qu’on y prenne garde tant nous sommes tout entier dans nos pensées.

Pourtant quelque chose me semble étrange tout à coup.

Je me retrouve dans une obscurité absolument totale. La ville lumière elle-même s’est évanouie.

Je me demande s’il ne s’agit pas d’une panne d’électricité générale. Mais en tendant l’oreille j’entends les pas des passants,, leurs rires, leurs paroles, leurs disputes lorsqu’ils passent près de moi.

Comment peuvent-ils donc être joyeux et querelleurs dans cette obscurité totale ?

C’est à ce moment que je comprends aussi que je devenu aveugle soudainement. Je tâtonne pour m’asseoir pris d’un vertige et reste ainsi un long moment à écouter le bruit du monde, à renifler son odeur. Une odeur de pourriture monte du fleuve devant moi.

Puis tout à coup en levant la tête je vois des lueurs au début imprécises, des milliards d’étoiles scintillent, je ne peux voir que cela. Et c’est étrange car normalement les lumières de la ville nous l’interdisent.

Je ferme les yeux puis les ouvre à nouveau, les étoiles sont toujours là, je jurerais qu’elles sont « vivantes » et qu’une relation tente de s’effectuer entre elles et moi.

Je me laisse aller, je ne résiste pas. Je me sens tellement démuni par mes doutes et l’idée affreuse d’être devenu totalement cinglé.

Et là je décolle. Quelque chose m’emporte et je recouvre la vue comme auparavant. Paris sous moi devient comme un bijou scintillant dans son écrin, puis ce n’est plus qu’une pâle lueur sur la Terre.

Je continue à m’élever encore plus haut, l’altitude doit être inouïe car je vois désormais notre planète réduite à la taille d’un calot puis d’une bille.

Je me demande si je suis en train de mourir. Et au moment où je me pose cette question j’entends une musique merveilleuse qui se rapproche de moi, qui m’enveloppe et je crois reconnaitre alors la voix de la soliste qui surnage dans celle-ci.

C’est la voix de Maria.

Je la cherche, mais ne la trouve nulle part, je ne vois toujours que des milliards et des milliards d’étoiles tout autour de moi et au delà. Et elles semblent de plus en plus « vivantes » et chose extraordinaire c’est que plus je me rends compte de leur vitalité plus je découvre la mienne comme si un voile se déchirait et que toutes les mémoires que j’avais oubliées me revenaient toutes en même temps.

A cet instant changement de son, comme un tambour qui se met soudain en branle.

Et très vite, dans un même temps comme s’il s’agissait d’une seul instant présent de toute éternité, j’éprouve alors une joie sauvage, une vigueur formidable car je reconnais le son, la voix de mon propre cœur.

L’éthique

L’éthique est une très bonne chose à condition qu’elle ne nous jette pas sur le bas coté du chemin. J’ai connu tellement de personnes qui se pourrissaient littéralement l’existence en invoquant l’éthique que très tôt j’ai tenté de trouver des raisons valables à cela. Et dans le fond il n’y en a qu’une qui pourrait résumer toutes les autres en un mot.

La paresse.

C’est toujours plus facile d’enfiler des vêtements déjà portés des dizaines de fois, des chaussures que du neuf.

Il faut que ça se fasse un peu. Le cuir, le coton, tout ce qui est trop neuf procure un malaise dans le domaine vestimentaire. Je parle pour moi mais j’ai appris il n’y a pas très longtemps qu’au moyen age et aussi à une époque pas très éloignée de la notre les riches payaient les pauvres pour porter leurs vêtements. Le velours notamment pas très agréable quant il est tout neuf.

L’éthique c’est un vétement porté par plein de gens en quelque sorte au cours d’une époque, qu’on récupère et qui dans un premier temps parait confortable.

On sait immédiatement ce que l’on doit faire et ne pas faire…

et ça ne se réfléchit pas vraiment.

C’est fait exactement pour cela d’ailleurs, pour ne pas avoir à perdre du temps à réfléchir sur la légitimité de nos actions.

Il existe des codes et si on ne les connait pas on les apprend par cœur voilà tout.

De plus nul n’est sensé ignorer la loi, cette petite phrase achève de procurer tout le crédit de sérieux dont on pourrait encore douter avant de l’entendre.

T’as plutôt intérêt à connaitre la musique.

Bref. C’est comme ça depuis Mathusalem, et sans doute bien avant.

Mais si toi tu es indépendant. Si tu crées ton univers. Si tu es entrepreneur, artiste, clochard… c’est quoi ton éthique ? ça signifie quoi pour toi l’éthique ?

Forcément ce sera le résultat de tes expériences dans ton domaine.

Tu sais que si tu pratiques des prix trop bas tu n’es pas prix au sérieux

tu sais que si tu ne choisis que des mégots de brunes c’est moins dégueulasse que des mégots de blonde.

C’est ton expérience qui t’aide à construire ton éthique personnelle.

On n’y fait pas attention mais nous avons tous une éthique personnelle qui n’est pas l’éthique générale.

En France notamment nous adorons jouer avec la nuance, avec la mauvaise foi, et tout ça pour titiller la loi, la règle que nous ne cessons jamais de soumettre à la question.

Il se peut que l’éthique désormais ait glissé vers la pensée unique et qu’elle ne provienne plus vraiment de bouquins chiants à ingurgiter comme le code civil par exemple mais bien plus des émissions de télé et des sondages d’opinions.

C’est dire comme l’éthique peut -être finalement à géométrie variable selon le pouvoir qui s’en empare et en fait ce qu’il veut au final

Dans cette époque où les média font la pluie et le beau temps l’éthique proposée de plus en plus est basée sur l’émoi, sur le sentimentalisme, sur l’anecdotique, sur l’infantilisation de la société toute entière à grands renforts de poncifs, de mots d’ordre.

Ce n’est pas qu’il n’y a plus d’éthique c’est qu’elle a changé de visage et qu’elle est passée dans de nouvelles mains.

Raison de plus pour s’attarder sur l’élaboration patiente pour chacun de nous d’une éthique personnelle.

Cela peut sembler contradictoire, contre productif, pas social pour deux ronds dans un premier temps.

Au contraire rien ne serait plus social que des voix, des pensées toutes diverses, différentes basées sur des expériences et non sur des « on dit » du journal télévisé.

L’idée évidemment ce ne serait pas de se bagarrer les uns contre les autres pour savoir qui a tort ou a raison sur un sujet, mais plutôt de pouvoir ainsi l’observer de façon simultanée dans le prisme de toutes les individualités qui s’y sont trouvées confrontées.

Ce serait redonner la cité à ses habitants, ceux que l’on nomme trop légèrement toujours « le peuple » mais qui n’est rien d’autre que toi et moi.

Rituel

Tapisserie millefleurs « La dame à la licorne »

La première image qui surgit en reprenant peu à peu conscience de son corps et de qui il croyait être, fut celle d’un éléphant attaché à un tout petit épieu.

Puis l’image se transforma pour devenir une licorne entourée d’une fragile clôture sans doute empruntée à une célèbre tapisserie qu’il retrouvait chaque semaine en face de lui, au mur du cabinet de son thérapeute.

Il avait imaginé que l’hypnose pourrait l’aider à sortir de son marasme perpétuel, du sentiment d’insignifiance chronique qui l’habitait aussitôt qu’une rupture sentimentale s’annonçait où qu’elle fut consommée.

En explorant l’île il vit la dame vêtue de blanc qui s’était débarrassée de son collier cette fois. Il plissa un peu les yeux pour tenter de faire apparaître de façon plus précise sa poitrine mais l’image se brouilla exactement comme dans ses rêves érotiques et il s’éveilla complètement.

En buvant son café il repensa à l’éléphant, à la licorne, et au collier disparu et il imagina un dessin humoristique sur lequel des milliers de personnes apparaîtraient ainsi: chacune sur une île personnelle, attachée à un axe dérisoire dont elles auraient pu se libérer d’un simple geste.

Un billet ou un chèque eut été rigolo à dessiner au bout du lien, pensa t’il.

Mais il laissa s’enfuir cette idée comme tant d’autres.

Les idées le traversaient perpétuellement, il avait l’habitude.

Cependant quelque chose le soulageait désormais de constater qu’il ne tentait plus de les enfermer, en les dessinant en les capturant sur des feuilles de papier.

Il se demanda si sa nouvelle thérapie lui était si bénéfique qu’il l’avait espéré et en récapitulant rapidement il tenta d »être le plus objectif possible.

Dans le fond cette thérapie cautionnait en quelque sorte un malaise qui , certes existait réellement, dont il pouvait se souvenir des ravages. Seulement sa maladie se trouvait soudain renforcée lui semblait-t’il par le seul fait qu’il en eut prit conscience et qu’il eut décidé de s’en débarrasser.

Se débarrasse t’on ainsi d’une partie de soi ? Et il songea à un manchot ou à un cul de jatte, amputé mais « heureux » et cela le fit sourire.

Il repensa à l’homme. Quand il l’avait rencontré la première fois , il avait bien songé à la possibilité que celui ci ne fut qu’un charlatan. Mais curieusement cela ne l’avait pas tant dérangé.

Il avait été curieux de voir la suite, et s’il ne bénéficiait pas de soin particulier, il aurait au moins la satisfaction d’entériner une fois pour toutes cette illusion d’avoir recours à un tiers pour se sortir de la merde.

Comme il avait lu pas mal de bouquins sur l’hypnose, il s’attendait à ce que son interlocuteur, un homme d’une cinquantaine d’années utilise à minima quelques combines verbales du même acabit que Milton Erikson. Ainsi cela eut t’il permis à sa foi fragile envers le thérapeute de consolider ses assises. Mais il ne s’y retrouvait pas vraiment. Il s’endormait à chaque fois d’une certaine manière en perdant le fil.

Cela avait au moins cela de bénéfique qu’il se trouvait en état d’apesanteur pour le reste de la journée entouré d’une sorte de brouillard, une sorte d’ouate entre le monde et lui.

C’est la ouate il fredonna le refrain célèbre en constatant qu’il était arrivé devant la porte du thérapeute.

Il repensa à l’éléphant, à la licorne et il continua son chemin descendant les pentes de la ville pour rejoindre son cœur.

Le plaisir

L’abord du plaisir s’il paraît désormais aisé, sous l’angle du consommateur qui peut s’offrir tant d’agréments aussi rapides qu’éphémères, cet abord demande à se munir d’autant plus de précautions qu’il semble facile.

Car le ressort de la consommation elle même ne fonctionne que sur cette habitude à retrouver le goût familier du plaisir de pouvoir consommer. La facilité est d’ailleurs par publicité interposée le message essentiel distillé.

Comme il est facile désormais de pénétrer dans un supermarché et de remplir son caddy de denrées pas seulement pour se nourrir mais plutôt pour jouir du plaisir de dépenser son argent.

Cette facilité et ce plaisir très bien compris par les grandes enseignes qui de surcroît proposent à leurs clientèle les fameuses cartes de « fidélité » ainsi que les prêts , les services, les avantages associés à celles ci.

La tentation est grande et c’est forcément pensé, voulu, calculé.

C’est qu’il n’est pas naturel de ne pas céder au plaisir comme à la facilité surtout.

Et c’est bien sur cette faille magistrale de l’esprit humain que s’est bâtie notre société de la consommation et du gaspillage comme sur cette propension à ne toujours rechercher que le plaisir de consommer d’avantage.

Aujourd’hui nous tentons d’avaler que le mot « davantage » n’est plus tant à la mode que les termes de « consommer mieux », « consommer utile », « consommer responsable »… et un nouveau business se construit autour de ces termes nouveaux que l’on retrouve dans toutes les publicités désormais comme si le terme de consommer davantage, devenu obscène révélait trop la notion de plaisir et qu’on tentait de la rendre plus soluble dans les propositions d’utilité, d’amélioration, d’élégance, que la responsabilité lui conférerait de nos jours.

Mais est ce cela le plaisir ? ou n’est ce pas une sorte de joug sous lequel une société moribonde se maintient dans l’illusion d’une quête de plaisirs hebdomadaires qui, à la fin devient une corvée, une nécessité, un réflexe, une habitude ?

Ce n’est pas parce qu’on a aimé manger une fois du chocolat, qu’on a éprouvé du plaisir à en goûter la saveur que l’on va retrouver ce plaisir intact le prochaine fois.

On ne retrouvera que le souvenir d’un plaisir et l’on y croira parce que c’est tout simplement plus facile de croire que de sentir, d’éprouver la véritable saveur des choses et qui dans le fond, probablement n’est jamais tout à fait la même car nous ne sommes jamais tout à fait les mêmes non plus.

Le plaisir à chaque fois que nous le rencontrons pour la première fois nous ouvre les portes d’un territoire nouveau, un territoire inconnu et qui déjà à peine celles ci refermées nous propulsent dans une nostalgie.

C’est aussi de la nostalgie que l’habitude d’acheter les mêmes produits- ceux qui nous ont fait plaisir- prend sa source.

Nostalgie que cette volonté de mettre en place un monde nouveau basé sur de très vieilles croyances. Hitler aura été l’instrument de cette nostalgie du plaisir quand il est animé par cette volonté de séparer le bon grain de l’ivraie, de liquider le juif pour faire place à l’aryen.

Hitler croyait-il retrouver cet age d’or où le plaisir régnerait en maître incontesté et incontestable. Cet Hitler qui est en chacun de nous dans le fond quand nous cèdons à la nostalgie de retrouver des plaisirs révolus.

Du plaisir et de la lascivité qui l’accompagne le vieil Aède nous le rappelle, il faut se méfier.

Il nous raconte l’histoire d’ Ulysse qui dans les bras de la belle Circé succombe puis se reprend très vite pour ne pas finir comme ses camarades de galère, transformé en pourceaux.

De nombreuses religions nous appellent à nous méfier du plaisir de la même façon qu’elles exhibent des images effrayantes ou merveilleuses sur l’enfer et le paradis.

C’est que l’éducation des peuples dont la religion a longtemps tenu les rennes se base sur le plus grand nombre et qu’elles a compris que le plus grand nombre est toujours faible et paresseux d’esprit.

Aujourd’hui la religion est remplacée par les média et les supermarchés et ce sont les mêmes stratagèmes que l’on nous sert sur le plaisir en ajoutant sur tous les emballages le fameux  » A consommer avec modération ».

Quel serait un plaisir véritable dans ce cas ?

car il existe forcément comme ces idées selon Platon qui papillonnent au dessus de nos têtes et que nous pouvons attraper fortuitement de temps à autre hélas à seule fin de les dénaturer avec obstination ?

Quel serait le plaisir sinon un plaisir qui aurait tout pouvoir d’abolir le temps et l’habitude, qui nous ouvrirait le champs inédit de l’intemporel comme de l’éternité et ce faisant nous abolirait en même temps dans un coït, un orgasme magistral et unique.

Sans doute n’est ce la que pur fantasme dans les conditions actuelles. Mais est ce la peine de se désespérer pour autant ?

Je me souviens encore d’un temps où l’attente elle même était encore constitutive du plaisir,.

Il se peut même qu’elle en fut l’essence même car une fois le plaisir obtenu nous nous retrouvions aussitôt plongés dans une nouvelle attente d’un nouveau plaisir à venir et qu’à chaque fois nous espérions inédit.

Le non faire

Le double secret détail René Magritte

Un matin il s’aperçut clairement qu’il était à côté de la plaque. Ce n’était pas sa vie, il marchait à son côté séparé d’elle par la haie que formait la mémoire. Il tentait de temps en temps de traverser celle ci bien sur mais s’écorchait la peau. Alors il eut une idée simple, parfois il faut du temps et ce jour là il fut prêt, il le sentait, c’était maintenant ou jamais.

Le premier pas qu’il effectua en arrière fut un peu maladroit, la peur de chûter était toujours présente. Au second, il commença à prendre un peu d’assurance, mais ce ne fut vraiment qu’à partir du 5eme qu’il atteint enfin la bonne vitesse de croisière.

Il avança si l’on peut dire ainsi à reculons depuis le frigo jusqu’à la fenêtre comme il le faisait normalement chaque matin pour ouvrir le volet roulant de celle ci. Il lança alors la main droite pour appuyer sur le commutateur puis la retint et envoya à sa place la main gauche en exploration tout en fermant l’œil droit. Ainsi donc il pouvait avoir un pouvoir de modifier l’habitude, cette habitude même dans laquelle il s’était confortablement installé depuis des années.

Cette première journée il ne fit rien comme d’habitude justement, c’était une journée test.

Il dit bonsoir au lieu de bonjour, il demanda à la boulangère une miche au lieu d’une baguette, il prit le bus plutôt que le métro et arrivé devant la grande bibliothèque, il bifurqua soudain pour se rendre au bistrot. Il commanda un scotch sans glace et le bu d’un trait puis attrapa le journal qui traînait sur le comptoir et commença à le lire à partir de la dernière page, c’était du sport et il se disait qu’il détestait le sport , mais justement, pourquoi donc détestait il le sport après tout ? et il s’enquit auprès de son voisin d’un pronostic éventuel sur le match qui allait opposer l’Allemagne à la France dans la soirée.

Il fut étonné d’entendre une réponse mais ne la pris pas en compte, il misa un gros billet sur le contraire de ce qui lui avait été dit. Il perdit bien sur son argent et au lieu de se désespérer il se rendit chez un traiteur de luxe pour acheter des huîtres et du champagne, racola un sdf dans la rue qu’il invita à partager son magnifique repas.

Son manège dura ainsi quelques jours et cela allait devenir une nouvelle routine assez vite il le sentait quand il se toucha le menton et sentit une barbe drue pointer sous la pulpe de ses doigts.

Installé devant la glace il empoigna la bombe de mousse à raser et levant les yeux vers son reflet dans la glace il sursauta car devant lui désormais se tenait un inconnu.

L’envie d’avoir envie.

Peinture Maurice Estève.

Le métier de créateur, d’artiste, et donc par ricochet de peintre est souvent associé soit à une situation privilégiée lorsque ça roule soit à l’apparition d’une silhouette falote de glandeur majuscule lorsque ça ne fonctionne pas.

Entendez « roule ou pas » par les ventes que l’on effectue ou pas.

Le pognon semble être l’indicateur principal de la réussite dans ce domaine comme dans tant d’autres.

Ça c’est la vision extérieure.

Mais pour quelqu’un qui tous les jours doit se mettre à sa table à dessin ou à son chevalet comme moi par exemple puisqu’un jour j’ai décidé d’en faire mon métier, le critère principal n’est pas l’argent mais l’envie.

J’ai quitté tout un tas de jobs même bien payés parce que justement j’avais perdu l’envie de me lever le matin pour exercer ces jobs.

Si je perds l’envie d’effectuer un travail je me morfonds, je commence à être distrait, dissipé, bref je m’ennuie et je finis par chercher la petite bête, produire des grains de sable , à réfléchir, à couper les cheveux en 8.

Du moins je faisais cela avant et je vous avoue que c’était une perte de temps.

C’est un peu comme en amour, si l’on perd le désir on croit que tout est fichu. L’image que nous nous faisons de notre couple devient quelque chose de banal jusqu’au moment où cela devient un enfer, et la seule solution alors devient la rupture, pour ne pas dire la fuite.

Combien de fois ai je interrompu l’acte sexuel simplement parce je finissais par trouver ennuyeuse une répétition que j’avais d’ailleurs moi-même mise en place à l’aune des performances ?

A l’époque j’avais l’impression que les trois quarts de la ville faisait la même chose au même moment. Une désespérance sans nom m’envahissait alors et mon égoïsme prenait alors le dessus en prétextant fatigue, stress, à ma compagne du moment.

Il aurait simplement été utile de changer de point de vue, d’avoir l’audace de trouver des voies moins communes , comme par exemple m’ouvrir de mes angoisses à l’autre pour parvenir au rire commun…au sourire, à la tendresse et finalement à de plus profondes jouissances. Bref ré inventer quotidiennement la caresse comme l’échange .

Cette envie initiale comment est-il possible qu’elle disparaisse aussi soudainement qu’elle arrive …?

On peut penser que c’est par usure, par fatigue, par excès, par routine, mais en fait c’est plus probablement vers une paresse naturelle qu’il faudrait se diriger pour comprendre cette disparition.

La paresse associée à la certitude de l’habitude est terrifiante, c’est un poison létal pour l’envie. Combien d’automobilistes chevronnées s’endorment ainsi au volant ?

Refaire la même chose tous les jours en imaginant toujours être la même personne qui refait cette chose cela revient à imaginer qu’on est toujours la même personne vue sous un certain angle.

Et si on changeait d’angle, de point de vue, tout en refaisant la même chose ? si entretenir l’envie nous permettait aussi de nous entretenir nous-même ? de retarder le vieillissement des neurones, de conserver fluidité et souplesse ? d’apprendre une forme de tendresse et d’humilité inédite ?

Combien de fois ai-je compris cela lorsque montant dans la rame du RER de banlieue de ma jeunesse je me tenais aux limites du sommeil et de la rêverie et observais la vie de la rame, ses voyageurs, leurs gestes parfois étonnamment synchrones, leurs soupirs, leurs éternuements, les bruits qui à force d’être accueillis finissaient par dévoiler des rythmes. Jamais je n’ai fait d’effort vraiment pour observer tout cela j’avais juste envie de regarder le monde et la situation d’une façon inédite chaque jour pour échapper à la lassitude et au suicide probablement.

Désormais pour maintenir l’envie qui est un mot valise, je change de technique, de format, de sujets, je travaille sur plusieurs tableaux en même temps et je ne cherche surtout pas à imaginer une cohérence à tout cela en amont.

Je n’effectue aucun plan, je n’ai pas de but sauf celui de suivre mon envie et c’est celle ci qui me permet de réaliser plusieurs toiles par jour, par semaine, par mois.

Je sais désormais que toutes ces œuvres se rejoignent dans des thèmes qui sont récurrents. La seule chose qui change c’est ma façon d’aborder ces thèmes désormais en faisant confiance au hasard, à l’inconscient pour ne pas me retrouver dans la position exiguë de « l’expert ».

En me vidant de l’expérience acquise surgit alors un esprit de débutant.

Je nourris ainsi mon envie d’avoir envie de peindre.

Et étrangement mon regard s’agrandit se modifie et mon cœur aussi débarrassé enfin de tant de vieilles habitudes et de l’idée de buts à atteindre qui ne me regardent plus.

Emprisonnés dans l’habitude

L’habitude se loge dans les moindres recoins de notre vie. Ce faisant nous sommes à la fois rassurés et emprisonnés par ce besoin d’assurance perpétuel qu’elle nous apporte. Pourtant nous pouvons faire trembler les parois, faire fondre les barreaux, expirer du plus profond de nous l’inédit et l’extraordinaire.

C’est en ouvrant la porte de l’atelier ce matin que m’est venu ce constat. Même une simple porte n’en finit pas de livrer ses secrets à chaque fois que nous nous concentrons sur la main au contact de la poignée, sur le regard que nous portons vers elle, sur l’odeur même qui flotte dans l’air à ce moment précis où nous allons pénétrer ou sortir d’ un lieu.

Il flotte dans l’air une légère odeur de feu de bois et de térébenthine, et les quelques merles du voisinage se sont donnés rendez vous sous l’auvent de la vieille scierie dans laquelle j’ai installé mon atelier. Cette porte tant de fois ouverte et refermée durant l’année je ne la regarde guère en général, je ne pense même pas à elle, face à celle ci une grande partie de mon attention se trouve ailleurs, dans la journée précédente avec les toiles travaillées ou bien dans les heures à venir sur les toiles que je devrai reprendre. En fait je ne suis pas vraiment là et il y a gros à parier que ce n’est pas seulement devant la porte de mon atelier.

Fort de ce constat je suis revenu à la cuisine pour me servir un nouveau café. Cette fois j’ai regardé la tasse qui est un vestige d’une autre vie, tout un service que l’on m’avait offert à mon départ de Suisse pour retourner sur Lyon avec un peu de souvenirs. Mais voyez comme on s’égare facilement, c’est juste une tasse blanche avec des petits chats peints et sur un bord elle est un tout petit peu ébréchée, mais je ne me suis pas résolu à la jeter même si je sais que cet accident est un lieu de rencontre de milliers de bactéries. Je m’en fiche c’est la dernière tasse et je ne peux me résoudre à m’en séparer.

Le café noir est bien dosé, c’est bon signe car j’ai utilisé la dosette cette fois, la plupart du temps j’y vais à l’estime en versant directement la poudre dans le filtre et mon breuvage réveillerait un âne mort. Les petites bulles du sucre qui remontent à la surface en éclatant en silence, dans le maelstrom du touillage lent de la cuillère, et enfin ce mélange d’amertume sucrée dans la bouche, ce liquide qui coule au fond de la gorge, et la sensation de chaleur bienveillante qui l’accompagne. Je ne me souviens plus de la première fois où j’ai rencontré ce gout du café. Surement sur un sucre que me tendait mon grand père. Aller à nouveau dans mes souvenirs. Demain il faut que je monte au Bessat chercher des tableaux … me voici parti dans l’avenir.

Je ne suis pas un adepte de l’instant présent, sans doute par réaction à ce que j’en lis écoute et voit quand on me le prône à tue tête. Mais pourtant c’est vrai que le seul lieu de l’inconnu, de l’inédit, de la découverte et des petites joies simples qu’elle procure c’est bien cet instant dans lequel le passé comme l’avenir sont deux inconnus à l’équation de vivre.

La répétition

La répétition huile sur toile Patrick Blanchon 2019

J’ai connu la répétition du matin lorsque le réveil sonne et que le corps secoué par celui ci se met en branle, saute du lit, se déplie, s’étire, baille et se dirige vers les toilettes.. toujours les toilettes en premier pendant des années .. puis la main saisit le pot machinalement, mouvement vers l’évier de la cuisine, remplissage du contenant d’eau pour le verser dans le réservoir de la cafetière. La main encore tâtonne un peu pendant qu’on guette l’heure à la pendule murale et découvre le pot à café .. un filtre arrive par miracle dans le bon lieu au bon moment, la boite est secouée légèrement, le café sait ou il doit s’arrêter dans le filtre grâce à l’habitude acquise par l’œil , et il n’y plus que l’opération d’allumage à déléguer au doigt, chez moi c’est le pouce qui décide.

Le café et bien sur la clope.. Sans cela je me dis que je ne peux pas démarrer ma journée, c’est cela l’habitude, la répétition. Se dire toujours les mêmes choses pour tenter de se reconstituer chaque matin avec une peur tout de même, celle qui justement ne permet pas de déroger à la règle, au rituel.

Les jours ou je n’ai pas prévu de réapprovisionner le pot de café.. ou bien quand je secoue mon paquet et qu’aucune cigarette ne glisse, sont des jours qui commencent très mal. Cela aussi c’est une habitude de se dire les choses c’est une sorte de plan B quand le plan A ne fonctionne pas.

Que viendrait ajouter de plus la surprise sinon un agacement premier d’être excentré ? Encore que cela dépende de la surprise, mais avec le temps on finit par considérer les surprises pour ce qu’elles sont.. de simples dérangements et pas autre chose.

Mon père pourtant me l’avais bien dit .. évite de venir à la maison par surprise.. préviens moi avant, juste un coup de fil et ça ira..

J’avais trouvé cela bizarre mais j’avais fini par admettre que depuis la mort de ma mère, mon père s’était bardé d’habitudes et que ne pas réaliser une seule tâche qu’il s’était fixée revêtait pour lui une véritable catastrophe.

Le mot catastrophe peut paraître exagéré mais il n’en est rien ..loupait il un épisode d’une de ses séries préférées à cause d’un coup de téléphone impromptu, il perdait le fil de sa journée et comme des dominos tout ce qu’il avait prévu devenait caduque complètement irréalisable. Alors il refermait les volets roulants de sa chambre, prenait son livre de chevet et rien n’aurait pu l’extraire de sa lecture entrecoupée de sommes plus ou moins longs ..il avait jeté l’éponge pour cette journée particulière.

Le lendemain était un jour nouveau et il revenait à son plan A , donner à manger au chien, nettoyer la cuisine de fond en comble, sortir acheter de quoi cuisiner pour la journée et partir en foret avec le chien pour marcher pendant 1 heure.

Il a fait ça pendant des années et quand je lui posais la question au téléphone tu ne t’ennuies pas ça va ? il me disait non tout va bien. Et je raccrochais avec le sentiment du devoir accompli et lui d’être débarrassé d’un gêneur.

Depuis qu’il est décédé j’ai compris que la répétition ne s’achevait réellement qu’avec la mort .. tant qu’on est pas en train de manger les pissenlits par la racine on peut répéter tout un tas de conneries ou de bonnes choses et rien que pour ça c’est quand même chouette la vie.