Ils l’avaient bien cherché.

Adam et Eve dans le jardin d’Eden Artiste
Johan Wenzel Peter (1745 – 1829)

« Le complotiste et le paranoïaque ont toujours raison car il n’y a pas de fumée sans feu » C’est cette hypothèse qu’il s’était forgée lui-même vers laquelle il revenait sans cesse comme on revient au centre d’un cercle. Et cette certitude l’aiderait désormais à ne pas sombrer dans la débilité absolue du monde moderne.

Pour lui l’humanité était frappée par une malédiction biblique sur laquelle il n’y avait plus à revenir. Et la preuve la plus évidente de cette malédiction, c’est qu’elle continuait sans répit ses ravages. Il n’y avait qu’à constater le peu de cas que l’on faisait des rituels, du divin, du sacré, relégués par l’incommensurable orgueil de cette humanité perdue à des croyances puériles et archaïques.

L’indifférence qu’il nourrissait désormais pour l’ensemble des turpitudes humaines était ce mat auquel il s’attachait pour traverser la journée.

Et l’on pouvait lui faire miroiter tout ce qu’on voudrait il n’en dérogerait plus, cette fois ci il en était certain, il n’avait plus de temps à perdre.

« Ils l’avaient bien cherché » était le mantra qui lui permettait de botter en touche aussitôt qu’un relent de compassion, résidu de son ancienne existence, surgissait de façon impromptue,

Son nihilisme lui permettait de s’enfoncer dans une obscurité de plus en plus épaisse au bout de laquelle, autre hypothèse à laquelle il s’accrochait, il apercevrait enfin la lumière.

Et cette lumière là n’avait bien sûr rien à voir avec toutes celles dont autrefois il avait rêvées, car même son imagination était une source permanente de doutes et de méfiance, cette imagination n’était qu’une mèche trempant dans la gadoue générale, et qui ne cessait de s’en imbiber, on ne pouvait pas faire grand chose contre tout cela sinon d’en être toujours conscient.

La haine qu’il entretenait désormais avec le monde était le pendant de son amour d’autrefois, piétiné par l’égoïsme , la bêtise crasse, l’intérêt personnel de tout à chacun et dont il s’était vu impuissant à s’opposer.

— A qui donc t’adresse tu quand tu répètes encore une fois ces choses ? demanda une voix douce.

Il sentit un frisson l’envahir comme la première fois que l’on joue au ouija.

—Qui est là ? Parvint il enfin à articuler en tentant de rassembler une fois encore toute sa méchanceté pour se défendre de sa naïveté.

— Qui voudrais tu que je soies ? répondit la voix sur le même ton. c’est à toi de le décider puisque visiblement tu sembles décider de tout…

— Très bien ! Ah tu veux jouer à ce petit jeu ? Et bien je pense que tu es encore un de ces démons imposteurs qui veut se faire passer pour un ange. vas-y qui sera tu donc cette fois ? L’archange Saint-Michel ? Jésus? Bouddha ?

Il y eut un silence et, dans la pénombre de la pièce un imperceptible mouvement. Puis la silhouette se laissa distinguer peu à peu jusqu’à qu’à devenir on ne peut plus visible.

Et il se vit comme on voit son propre reflet dans un miroir.

Mais il était tellement rodé au refus qu’il refusa de se voir une fois de plus.

Il tourna les talons et s’en alla s’occuper au jardin car il y avait beaucoup à faire pour maintenir la vie en vie et cette tâche désormais, il l’avait décidé aussi, passait avant toutes les autres.

Une fée m’habite

A 65 ans Gelsemina vient de troquer sa roulotte contre un appartement cosy dans le 8ème. Elle se sert un nouveau verre de Suze en contemplant les arbres du Parc Monceau au travers les grandes fenêtres ouvertes de son séjour.

Puis la sonnette tintinnabule, elle repose son verre et retrousse ses manches pour aller ouvrir à ce client qui l’a contacté il y a une semaine.

Lorsqu’elle ouvre la porte elle découvre un type, la soixantaine au crâne dégarni, mal rasé et au regard fatigué.

— Entrez c’est au bout du couloir à gauche.

Quand l’homme passe devant Gelsémina celle-ci ne manque pas de relever une odeur un peu étrange, un mélange de bonbon acidulé, de tabac et de chien mouillé.

— Asseyez-vous et racontez moi, dit-elle en s’installant sur un fauteuil Ikéa flambant neuf en vis à vis.

— Et bien voilà dit l’homme en se raclant la gorge pour affermir sa voix, une fée m’habite, et je n’en peux plus, il faut que ça cesse, vous comprenez ?

— Comment savez-vous que c’est une fée, demande Gelsémina le plus calmement du monde à son interlocuteur.

— Et bien c’est assez compliqué à expliquer comme ça, à vrai dire, je le sens c’est surtout ça.

— Et ça se manifeste comment plus précisément ?

— Et bien je fais apparaitre des choses complètement incongrues dans des circonstances où normalement ça ne devrait pas.

—Et vous avez des témoins à ces moments là où ces choses apparaissent ?

— oh oui il y a mon chat qui les voit et moi-même, enfin je crois, tenta t’il de plaisanter. Mais j’ai peur que d’autres les voient aussi et qu’ils ne m’en parlent pas pour ne pas me blesser ou me vexer.

— Quelles genre de choses ?

— Et bien pour vous donner un exemple, hier j’étais à une réunion, je suis trésorier dans une association de joueurs d’échecs, et tout à coup j’ai fait apparaitre un canard bizarre, un canard rose en plastique. j’étais en train de lire une liste d’achats à effectuer à la Présidente et à quelques autres personnes du bureau et paf ! vous imaginez un peu le malaise…

— et comment ont réagit ces personnes ?

— La présidente a fait une petite moue bizarre à cet instant en fixant l’objet, puis elle a demandé qui voulait du thé. Mais j’ai tout de suite compris qu’elle tentait de faire diversion évidemment.

— Et les autres personnes ?

— Rien ! Aucune réaction, personne n’a bronché. Mais tous regardaient là où se trouvait l’objet je l’ai bien remarqué.

— Vous voulez donc dire que vous faites apparaitre des sextoys de façon incontrôlée, si j’ai bien compris …

L’homme se renversa en arrière avec soulagement, visiblement il avait l’air de respirer enfin.

— OUI ! C’est cela, vous ne pouvez pas savoir comme ça me soulage de le partager enfin avec quelqu’un dans la réalité.

— Y a t’il autre chose à part des canards roses ? je veux dire vous avez une collection ? est ce que ce sont des jouets pour femmes spécifiquement ? Ou bien y en a t’il aussi pour hommes ? Expliquez moi ça, c’est important dit Gelsémina sans trop montrer son émotion.

L’homme se tortillait les doigts en essayant visiblement de faire des nœuds, son malaise revenait au grand galop. Elle regretta aussitôt d’avoir été si intrusive dans son questionnement.

— Ecoutez je ne vous garanti rien dit-elle. Je reviens d’une formation d’hypnose où j’ai appris un certain nombre de nouvelles techniques tout à fait révolutionnaires, et je n’ai pas eu encore l’occasion de les tester sur mes clients vraiment. Est-ce que je peux oser vous demander si ça ne vous fait rien d’essayer …

— Tout ce que vous voudrez madame mais par pitié je vous en supplie délivrez moi de ça au plus vite !

— Bien, alors le mieux est d’explorer ensemble tout cela, excusez moi j’ai juste besoin des notes que j’ai prises, dit elle en attrapant un cahier sur une table.

Gelsémina tâtonne un peu car le protocole n’est pas simple, mais ils parviennent à pénétrer ensemble dans une transe. Le voyage chamanique commence, elle n’a pas oublié de tapoter un petit tambourin qu’elle a attrapé aussi pour la circonstance.

Et là, la fée apparait enfin après quelques minutes. S’en suivent des passes magiques, des incantations, puis le sexagénaire se met à léviter, à hurler, à se débattre et comme c’est l’usage tout un tas d’objets métalliques lui sortent du corps et tombent sur la parquet.

— Bonne nouvelle dit-elle lorsque la séance s’achève enfin. Ce n’est pas du tout une fée qui vous habite, c’est autre chose. 90% des fois c’est autre chose vous savez , et là en l’occurrence c’est une saleté de poltergeist, ou d’extraterrestre, un truc qui vous suce l’énergie vitale. Mais c’est terminé pour de bon cette fois, vous l’avez éjecté, il ne reviendra plus, vous vous en souvenez n’est-ce pas…

L’homme émergea lentement comme s’il venait de faire une nuit de 12 heures, il cligna des paupières, il avait les yeux bouffis. Puis il sourit et ce sourire intrigua Gelsémina. Elle suivit du regard le sien et elle constata que la pièce était désormais envahie par une foule d’objets sexuels de toutes tailles et constitués de matières diverses. Elle constata que les canards roses étaient largement minoritaires par rapports aux phallus noirs, voire bleus et elle resta bouche bée un instant.

Puis elle se repris.

—Ce sera 100 euros pour la séance et j’ajoute aussi 50 de plus pour le voyage à la déchetterie.

Le sexagénaire ne discuta pas et plaça les billets sur une table puis elle le raccompagna à la porte d’entrée du l’appartement.

— Vous allez voir, votre vie va changer désormais lui dit elle avec un sourire d’empathie. Mais au moment de lui serrer la main il lui tendit une énorme bite fabriquée dans un matériau extrêmement doux au toucher Elle pensa qu’il avait du récupérer ce bidule dans le lot machinalement et oublier de le reposer, Dieu seul sait pourquoi.

Elle a un moment de recul puis elle attrape l’engin, ils rient un peu confus.

Enfin une fois la porte refermée elle le tourne dans tous les sens pour voir si un quelconque fabricant a laissé sa marque comme c’est l’usage. Et effectivement le « made in china » inscrit discrètement la rassure quelques instants.

Puis elle ouvre un placard dans la cuisine, s’empare du rouleau de sacs poubelle et commence à faire le ménage dans son cabinet de consultation.

Exorcisme moderne

Saul déboucha la bouteille de coke avec ses dents à la grande joie de Betty qui lui tendit aussitôt le gobelet blanc en plastique. Puis elle étendit sur le carton un napperon de dentelle, quelques pièces de Lego, la coquille vide d’un escargot et l’obligatoire bouquet de fleurs artificielles qu’ils avaient fauché plusieurs jours auparavant sur la tombe d’un chien crevé dans le jardin de madame Tronchu, elle même enterrée dans le cimetière du village.

— Tu es sure que tu veux vraiment le faire? demanda Saul encore une fois à la petite fille.

— Oui grand-père ! Trop c’est trop il faut que ça cesse.

À huit ans Betty possédait déjà l’essentiel qui ferait d’elle une femme au caractère bien trempé pensa Saul. Elle n’avait pas froid aux yeux, ne croyait plus au Père Noël depuis deux ans, et connaissait une quantité phénoménale de vocabulaire, notamment dans le domaine des gros mots, des invectives et des insultes.

Saul avait raccroché depuis des années, il ne consultait plus qu’en cas d’extrême urgence, et encore la plupart du temps il bottait poliment en touche et envoyait désormais les personnes qui venaient le trouver soit chez une confrère un peu plus jeune, soit à l’hôpital le plus proche, soit il se contentait tout bonnement d’un signe de tête qui indiquait un refus sans autre.

— Raconte moi encore une fois, et surtout avec le plus de détails possibles, c’est très important, demanda Saul à la petite fille

— Et bien ça arrive quand je suis endormie, je me réveille et j’ai cette putain de sensation bizarre d’être complètement paralysée, et là je dois faire des efforts incroyables pour ouvrir les yeux et je la vois. Elle se tient assise sur ma poitrine et elle pèse super lourd. Sa robe bleue pue la naphtaline et le moisi. Son auréole dorée brille comme un néon de troquet glauque. De plus son haleine a une odeur dégueulasse comme si elle s’était enfilée toute une boîte de cachous Lajaunie. Puis elle commence à me siphonner, sitôt que j’ai peur et que je me souviens d’être paralysée elle en profite. Au début j’ai cru que c’était la Vierge Marie, évidemment, mais vu son comportement j’ai tout de suite eut du mal à avalé ce bobard.

— Bien sur Betty tu as raison, rien à voir avec la Vierge je connais bien ce genre d’histoire. Beaucoup se sont déjà fait avoir que j’ai du remettre sur les rails. Je suis fier de toi vraiment, quelle sagacité pour ton âge ! Puis il ouvrit un paquet de cookies au chocolat, versa le coke dans les gobelets.

—Il faut que toi et moi ingérions ces saletés pour démarrer le rituel dit-il.

Ils le firent en silence. Puis une fois l’affaire achevée Saul leva une main et elle se transforma en oiseau qui virevolta devant le regard de la petite fille. Puis il entonna sa chanson fétiche, un vieux tube des années 70, mister tambourine man de Bob Dylan.

Betty dodelina un instant de la tête puis ce fut bon, elle était en état de transe comme Saul. Ils allaient pouvoir cheminer tous les deux ensemble dans le monde invisible.

— Rappelle toi surtout que c’est toi qui doit la repousser, moi je ne peux rien faire d’autre que t’accompagner ajouta t’il à la fillette.

Quelques minutes plus tard la fausse sainte Vierge surgit dans la pièce. Betty respirait difficilement et Saul l’aida de son mieux en élevant peu à peu la voix tandis qu’il chantait

Hey, Mr. Tambourine Man, play a song for me
I’m not sleepy and there is no place I’m going to
Hey, Mr. Tambourine Man, play a song for me
In the jingle jangle morning I’ll come following you

Betty mobilisa toute sa force pour repousser la fausse sainte vierge. Une fois découverte cette dernière émit un cri affreux, c’était un vrai déluge d’ultra sons qui durant un tout petit instant déstabilisa la petite fille.

Mais la chanson de Dylan l’aida à retrouver son chemin dans la confusion. Et pour se donner du cœur au ventre elle se mis à fredonner aussi tout en donnant de toutes ses forces des coups de pied imaginaires car elle était paralysée comme d’habitude.

Puis il y eut cette chose étrange, le décor changea , elle se retrouva seule devant l’entrée d’une grotte et Betty ne portait plus le même prénom, elle savait qu’elle se prénommait désormais Bernadette.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux c’était le crépuscule d’un soir d’été, et il y avait près d’elle un seau vide , il devait être tard et elle se souvînt qu’elle avait rendez vous avec ce jeune type- Paul ou Saul, elle ne savait plus vraiment- qui lui avait fait du gringue à la foire de Lourdes. Son cœur se remit à battre la chamade, elle se releva comme libérée d’un poids puis elle s’élança légère vers la rivière où ils devaient se retrouver.

Le privilège.

De toutes les foutaises qui s’échappaient du poste pour tournoyer dans l’habitacle avant de s’élancer à l’extérieur du véhicule par la vitre grande ouverte, les élections à venir tenaient le pompon. Une vraie bagarre de chiens en rut, jappant, bavant, surenchérissant autant que faire ce peu, comme des camelots à la foire d’empoigne. Mais Louis n’y prêtait que peu d’ attention , maintenant que la nuit était tombée il se hâtait lentement pour revenir chez lui. C’est à dire qu’il avait pris l’A7 en direction de Marseille, tout en prenant grand soin de ne pas dépasser le 90 km heure.

Un sourire de satisfaction s’affichait sur son visage fatigué lorsqu’il apercevait dans son rétro les bolides obligés de le doubler puis qui se rabattaient ensuite rageusement sans même daigner allumer leur clignotant.

Il alluma une Winfield et appuya le coude à la fenêtre tout en conduisant d’une main. La nuit était chaude et douce, et Louis nota avec satisfaction que les véhicules qui remontaient en sens inverse vers Lyon ne l’éblouissaient pas. L’opération avait été un succès. Désormais à 60 ans passés non seulement il y voyait plus clair, mais plus grand chose ne pouvait l’éblouir sur la route comme autrefois.

Il nota aussi l’absence totale de surprise lorsque l’accident se produisit. Et aussi la dilatation du temps lors de celui-ci. Lorsque le 15 tonnes rencontra l’arrière du véhicule pour s’y enfoncer comme dans du beurre mou, il se retrouva projeté quelque part au dessus de la scène sans éprouver d’émotion particulière. Il vit pourtant nettement son corps traverser le pare-brise et s’en aller bouler sur le bas-côté, puis il remarqua aussi la présence d’un parfum familier. Une odeur de vétiver qui ne l’étonna pas non plus. Le parfum dont s’aspergeait son père et dont l’empreinte olfactive lui revenait tout à coup.

Il y eut un carambolage sensationnel, des voitures qui n’avaient pas eu le temps de freiner et qui au ralenti s’emboitaient les unes dans les autres. Et Louis se tenait là quelque part à observer toute la scène comme spectateur. Puis la nuit envahit son champs de vision et il n’y eut plus rien.

Lorsqu’il reprit conscience le parfum de vétiver était encore plus présent et il vit son père naturellement. Sa mère aussi était là et tout un tas d’autres personnes dont les visages lui étaient vaguement familiers.

C’était difficile d’imaginer vraiment être là remarqua t’il encore. Il n’avait pas de corps vraiment, juste cette conscience qu’il était Louis et que toutes ces personnes étaient arrivées là tout autour de lui Dieu sait comment.

Ce qui ne collait pas c’était leurs sourires. Tout à fait le genre de sourires de faux-culs qu’il leur avait toujours connu et aussitôt il retrouva sa vigilance car pas de doute, un coup fourré se préparait.

Comme si toutes ces personnes avaient pu lire dans ses pensées elles s’écartèrent soudain pour laisser passer un nouveau personnage. Le type avait la trentaine environ est était habillé avec un rideau. Ses cheveux longs crasseux et sa barbe mal taillée contrastaient avec la limpidité de son regard gris bleu.

Un regard d’amour dans lequel Louis fut tenté un bref instant de se noyer complètement. C’est à cet instant qu’il se souvint qu’il avait déjà vu ce genre de regard plein d’amour chez les curés de son enfance juste avant qu’ils le malmènent et abusent de lui.

Au moment où toutes ces choses lui revinrent la répulsion lui apparu comme la plus réelle la plus authentique des forces à sa disposition. Une force sur laquelle s’appuyer pour résister à tout ce cinéma.

— Vous êtes morts, vous n’existez pas, vous n’êtes qu’une putain de fiction murmura alors Louis. Et les personnages se dissipèrent tous comme par magie.

Sauf un.

C’était un enfant blond aux yeux tristes qui lui souriait doucement et qui le prit par la main. Jusque là Louis n’aurait su dire s’il possédait des mains et c’est cette main tendue de l’enfant qui matérialisa la sienne une main qui lui appartenait il le sentait vraiment.

—Je ne suis pas sur d’être encore en vie ni d’être vraiment mort se dit Louis. Et cette incertitude ne l’effraya pas non plus. C’était même une sorte de vecteur fantastique qu’il découvrait en même temps qu’il en prenait conscience. Une lueur déchira doucement la nuit pour créer un passage qui les invitait à pénétrer l’enfant et lui.

C’était une pièce familière que Louis reconnut aussitôt, une chambre d’hôtel dans laquelle il avait passé quelques mois dans sa jeunesse. Sur la table ronde dont un des pieds était calé par un bouquin de Camus, trônait une vieille Remington et à coté d’elle un paquet de feuillets dactylographiés.

L’enfant alla s’asseoir sur le lit comme pour tester l’élasticité des ressorts du sommier. Il y eut effectivement ces fameux grincements que Louis connaissait par cœur. Ils se sourirent franchement tous les deux.

Puis il aperçut le transistor et machinalement tourna le bouton. Une voix de femme envahit la chambre. Une voix extraordinaire avec cette toute petite pointe d’humour qui aussitôt nous indiquait que l’on était sur FIP dans le temps. Ca tombait à pic, Louis se senti délicieusement bien des les premières mesures de « So What » , aux anges si on peut dire, quand la trompette de Miles envahit la chambre toute entière.

Il s’empara du paquet de feuillets juste à ce moment là, et entreprit de les relire encore une fois, calmement, comme si désormais un grand pont avait été construit quelque part reliant toutes ses incertitudes. Et ce pont le menait sans nul doute quelque part, n’importe où, et en fait peu lui importait c’était là son seul et unique privilège de s’en foutre totalement.

Les femmes et l’inspiration

Je peux bien te l’avouer désormais, je n’ai rien compris au film. J’étais mal placé dans la salle, je suis arrivé à l’avance pourtant et j’ai crû que les meilleurs places étaient au premier rang. Et là j’en ai pris plein les yeux, j’ai eut un de ces mal de crâne à me cogner la tête contre les murs. J’ai failli partir plusieurs fois. Mais j’ai choisi de me lever et de me rendre au fond de la grande salle de cinéma, là il y avait moins de monde, mon voisin dormait et deux amoureux se bécotaient. Je me suis senti mieux je voyais tout l’écran et les spectateurs disséminés, leurs silhouettes se découpant dans la pénombre. Je me suis assoupi moi aussi plusieurs fois. J’ai loupé pas mal de truc. Un jour il faudra que je revienne pour boucher les trous, comprendre un peu mieux cette histoire. Ne pas rester sur cet échec.

Pourtant la vraie raison pour laquelle je n’ai pas pu suivre le film dans son entièreté c’est que mon attention s’est attaché à la silhouette de cette femme qui comme moi était au premier rang et qui m’a rejoint un peu plus tard au dernier rang.

Je me souviens encore du choc que j’ai éprouvé en devinant sa beauté alors que je l’ai vue se lever et emprunter le couloir latéral. Des formes parfaites, une élégance à tomber, et puis la lumière de l’écran qui révélait juste ce qu’il fallait pour que je puisse la fantasmer à ma guise, tout cela était terriblement excitant.

Quand elle est venue s’asseoir à coté de moi j’ai senti son parfum discret et sous ce parfum l’odeur suave de sa peau. J »étais troublé mais je ne peux pas me départir de veiller au danger qui comme tu le sais peut toujours surgir de n’importe où.

J’ai tout de suite pensé que c’était une prostituée du quartier qui venait là faisant preuve d’originalité. C’était l’hiver et il caillait dehors. Dans ces cas là, je veux dire avec le désir comme la peur on trouve toujours des raisons à l’étonnant. Des raisons raisonnables évidemment.

De temps à autre j’examinais son profil en douce. J’étais si près que je pouvais deviner les pulsations de son sang battant sur la carotide. Elle avait un joli port de tête et ses cheveux qu’elle devait avoir assez longs étaient réunis en un chignon désinvolte.

A l’époque je tentais d’écrire un roman. Je n’y arrivais pas du tout. Pourtant je bossais comme un nègre, c’est comme ça que l’on disait en ce temps là. Réveil aux aurores et hop au boulot. 2500 mots pas moins par matin. Mais je sentais qu’il me manquait quelque chose pour être honnête, rien n’allait, quand je me relisais c’était affreux, une sorte de logorrhée imbitable.

J’ai d’abord mis ça sur le dos de mon manque de connaissance en matière d’écriture. Alors je me suis ressaisi. J’ai été étudié une quantité de livres sur la manière d’écrire des romans. je prenais des notes à n’en plus finir. Des cahiers entiers. Souvent du plagiat, car je ne savais pas prendre de notes vraiment quand j’y repense.

J’avais tout misé sur le travail acharné parce que je ne voulais pas entendre parler d’inspiration. Je crois que cette histoire d’inspiration me flanquait la trouille vraiment.

Je voyais des têtes aux yeux exorbitées, des mecs ou des nanas sous absinthe, sous opium, sou lsd, bref des gens qui devaient dépenser des sommes dingues pour obtenir leur schnouf. L’inspiration m’effrayait parce qu’elle coutait un prix dingue c’était surtout cela ma croyance. Je ne pensais pas du tout qu’elle puisse être gratuite. J’étais à mille lieux du daimon de Socrate.

En fait lorsque j’y repense je n’en savais pas plus sur l’inspiration que sur les femmes réellement je veux dire. C’est à dire des « on dit » et rien de plus.

D’ailleurs toutes mes histoires sentimentales finissaient toujours comme mes romans. En bouillie merdique.

Je me faisais tellement d’idée sur l’écriture, sur les romans, sur les femmes et sur l’inspiration que ça me fait froid dans le dos quand j’y repense.

-Vous m’êtes sympathique me dit elle à la fin da la séance en me toisant les yeux dans les yeux. A croire qu’elle avait pu lire dans mes pensées.

J’hésitais, mal à l’aise à répliquer quoi que ce soit et je ne pu que sourire tristement.

Dans mon for intérieur je comprenais que c’était une racoleuse qui me prenait pour un micheton.

Au moment où elle posa sa main sur la mienne en faisant presque mine de trébuchet pour se retenir à l »accoudoir, je sursautais et était déjà prêt à m’indigner en me carapatant. Mais le contact de sa main sur la mienne me fit un tel effet que je capitulais. Une vague inouïe de chaleur humaine, je n’avais pas vécu cela depuis tellement de temps… la chair est faible tu sais bien.

je restais comme ça quelques secondes indécis totalement et toujours un sourire un peu bête sur les levres quand elle me dit :

On va boire un coup ?

Le ton familier qu’elle employa dissipa soudain mon malaise sans que je ne comprenne rien à cette magie. Elle avait une voix si juste, je veux dire que tout à ce moment là me sembla juste. Et c’est comme ça, à cause de cette note si précise, si juste qu’elle m’offrit par le timbre de sa voix que je la suivie.

Nous marchons dans les rues qui mènent au cœur de la ville, j’emploie le présent car c’est exactement ce mode qui convient lorsque le souvenir me revient.

Nous marchons lentement en parlant de tout et de rien comme deux amis qui se connaissent depuis toujours. De temps en temps nous nous regardons et nous nous sourions, pour rien.

Finalement c’est à Saint Germain des près que je l’attire dans l’un de mes cafés préférés. Nous restons encore là des heures entières jusqu’à la nuit.

Et puis tout à coup j’en viens à lui dire que j’écris des romans. Elle me regarde encore. Ses yeux verts pales pénètrent tout au fond de moi.

Alors vous croyez dans l’inspiration me demande t’elle ?

J’ai cherché dans mes poches les quelques pièces de monnaie qui me restaient et je me suis levé pour aller payer au comptoir. Je ne voulais pas avoir l’air con avec toute cette ferraille.

Puis je suis revenu vers elle. Je ne me suis pas rassis. J’ai juste dit : il est tard je dois rentrer et je ne l’ai jamais plus revue.

Mais parfois lorsque je marche dans les rues j’ai le sentiment qu’elle n’est pas loin, quelque part, tout près d’ici. Je sens encore son parfum et l’odeur de sa peau si suave, la chaleur de sa main, la tendresse de son regard. J’accélère le pas même si je ne sais pas où je vais vraiment.

Accorder un instrument

https://www.youtube.com/watch?v=4arKmJOUskw

« Comme il faut de la patience avant d’émettre un son juste », se disait le vieux Rahim qui tentait d’accorder sa guitare aux mécaniques rouillées.

Une fois encore on avait eut pitié et la rue s’était concertée pour l’inviter à sa table, dans le cœur de Téhéran, chez Monsieur Beruzi, pour l’anniversaire de sa seconde fille.

Dans la cage accrochée à la fenêtre le pinson s’agita quand il fit grimper la chanterelle aux abords de la rupture. Enfin il plaqua un accord pour vérifier que tout était en ordre, enfila sa veste puis sortit de la petite chambre pour rejoindre la rue.

C’était le soir et la lumière adoucit par le sable qui flottait dans l’air jetait sur les parois de pisé du quartier des tons chauds. Une odeur de bergamote descendait du ciel et ça et là des femmes finissaient par se confondre dans les ombres encore tranchantes.

Rahim venait d’avoir 60 ans, il était conducteur de taxi quelques mois auparavant , et puis il y avait eut l’accident dans lequel il avait perdu son épouse ainsi que 3 amis qui se trouvaient derrière, une hécatombe aussi soudaine qu’idiote .. le véhicule qui l’avait embouti était conduit par un jeune homme qui conduisait trop vite et qui n’était pas encore au fait des règles de conduite de la ville. Tué sur le coup également.

Les gens du quartier l’avaient pris sous leur aile et l’invitaient régulièrement quand l’occasion se présentait non parce qu’il était un grand musicien, mais simplement par compassion et aussi pour honorer le souvenir d’Azadeh son épouse.

On en profitait alors pour lui demander si tout allait bien chez lui, on lui proposait de nettoyer son linge, Azar, la femme qui habitait le rez de chaussée juste à coté lui réservait aussi régulièrement une portion ou deux de boulettes de viande d’agneau accompagnées de riz.

En tant que croyant, Rahim savait qu’il ne servait à rien de se rebeller contre la fatalité, et, s’il avait réussi à maîtriser peu ou prou la colère qu’il avait éprouvé contre le mauvais sort rien n’empêchait la tristesse. Peu à peu il se résignait et même sa guitare qui, autrefois lui apportait la joie sonnait faux car le cœur n’y était plus vraiment. Depuis la disparition de sa femme tout allait à vau l’eau y compris son gout pour la musique.

Quand il arriva à la maison des Beruzi, ce fut Anahita qui l’accueillit avec un bon sourire..

Ah comme tu es belle alors dis moi c’est bien ton anniversaire , quel age as tu aujourd’hui je ne me souviens plus trés bien , 10 ? 11 ans ?

12 ans Rahim 12 ans ! et elle le débarrassa de sa veste et l’invita à entrer dans le grand salon ou déjà un grand nombre d’invités se tenait.

Quand il lui fut proposé de prendre sa guitare Rahim pinça à nouveau les cordes pour vérifier l’accordage de son instrument.

Il n’eut pas à retoucher les mécaniques cette fois.

Heureux soudain parce qu’il imaginait Azadeh à ses côtés il ferma les yeux et commença à jouer.