Rêves d’espaces

Pallas Athéna , Klimt.

Un rêve c’est peut-être ça, une façon de coller l’œil à la réalité, et de découvrir d’autres réalités si on reste ainsi un moment à regarder. Ce pouvoir de l’œil de tirer partie de l’extérieur pour tisser autant de réalités intérieures qu’on le souhaite ou le désire . Folie de la jeunesse certains disent. Et ils préviennent, longtemps à l’avance, dès le début.

—Un jour tu verras que ce n’est pas comme ça.

Etre vieux et se souvenir de ce genre de réflexion pousse l’ angoisse. Et s’ils avaient raison. Et si tout l’héritage ne consistait que dans cette abdication prévue d’avance, programmée dans le un jour tu verras. Pourtant le rêve, cette intimité que l’on entretient la nuit, avec le monde semble si… vraie, juste, quel est le mot. Cependant on sent exactement dans le corps que plus on vieillit plus le réveil est difficile. Plus on vieillit moins on n’accorde d’importance à la réalité telle qu’on nous la présente. On n’en veut plus de cette réalité, elle ne nous sert à rien cette réalité. Alors on l’oublie. Alzheimer c’est peut-être ça. Une fatigue telle de la réalité serinée qu’on se sera seriné à soi-même. Et tout alors y passe, tous les espaces, tous les êtres, tous les souvenirs, tout est aspiré dans un vide. Le vide de l’oubli. Est-il si vide ou bien est-il occupé par des espaces que l’on ne peut plus partager, que l’on ne pense même plus à partager.

Est-ce qu’on peut ainsi reprendre une image, appelons ça un souvenir, et accepter son aspect lacunaire. Tirer même partie de ses lacunes. Quelle image se présenterait spontanément ainsi en déclarant je suis une image incomplète et c’est une chance sache le que je le sois. Une chance pour toi si tu veux me peindre ou m’écrire. Alors qu’assez spontanément le reflexe serait de la laisser filer.

Un rêve d’espaces aussi lié à ces images lacunaires, à leur incomplétude même qui forme un passage d’un espace à l’autre.

Sous forme de paragraphes assez courts, n’ayant de lien visible les uns avec les autres que leur aspect lacunaire, que leur incomplétude. Ce qui aussitôt fait revenir à cet engouement de 2020-2021 pour les écrits de Jankélévitch, l’histoire de ces deux juifs qui s’interrogent chacun sur leurs destinations. Kiev.

—Où donc vas-tu?

— A Kiev.

— Tu as quelque chose à y faire ?

— Non.

En 1988 on m’avait demandé si j’accepterais de prêter quelques jours mes carnets. J’imagine que c’était pour les feuilleter. Impossible de les lire tous il y en avait une bonne quinzaine. L’ami photographe qui m’avait demandé ça était autiste Asperger. A l’époque je l’ignorais. L’eussé-je su cela n’aurait pas changé beaucoup de choses à notre relation. Nous vivions comme des rats, lui à Simplon pas loin un petit appartement, moi à Château-Rouge, petit hôtel avec confort pour une fois. Mais des cafards en veux tu en voilà. Il y avait une épicerie africaine juste en dessous. C’était la cause probable de la vermine avait déclaré la concierge. Je ne me souviens que de peu de choses. Mais ça je me souviens . Prêter mes carnets, c’était encore jouer à Ulysse, prendre le risque de tout perdre. Mais je sentais qu’il fallait le faire à cet instant. Et que m’avait il dit cet ami me les rendant ces carnets. Mais ça avait l’air de l’avoir enthousiasmé. Il allait faire pareil. Le fait de noter deux trois trucs au jour le jour l’avait ébloui, c’est le mot. C’est en lisant l’aspect apparemment décousu de mes petits paragraphes qu’il y voyait un lien avec la photographie. C’était flatteur. Mais pas que. C’était la perception de la vie qui nous entoure. On pouvait donner une forme au bordel. Et à l’occasion peut-être même un sens. Et à l’occasion comprendre que le bordel est un ordre incompris. Incompris par qui, par tout le monde certainement. Parce qu’on n’a pas le temps de s’occuper à trouver un sens au bordel quand on passe toute la sainte journée à le fabriquer.

Voilà donc une image et un paragraphe. Avec des lacunes. Et c’est venu comme ça spontanément, sans réfléchir à un ordre quelconque des mots, des idées, c’est sorti du front tout armé comme Athéna voilà. Une incarnation de la sagesse armée de pied en cape. Et on comprend mieux aussi pourquoi il faut qu’elle soit armée quand on est vieux comme je me sens vieux. Pour pourfendre le détail pénible, les digressions qui ne servent qu’à s’embrouiller tout seul dans sa mémoire ou son oubli. Sa propre mémoire et son propre oubli. Et surtout s’y complaire parfois quand on rêvasse. Sauf que là il s’agit d’écrire ce n’est pas la même chose.