L’impensable

La fonte de la banquise

Nous n’arrêtons pas de penser du matin au soir, ou plutôt nous ressassons à peu près toujours les mêmes choses.

Chaque matin, nous avons besoin de recréer systématiquement ce territoire exiguë que nous appelons « moi » dont les habitudes de penser garantissent l’intégrité.

Est ce que ce sont les pensées qui fabriquent, et entretiennent ce « moi » ou bien est ce le « moi »qui les positionne comme des sentinelles à ses frontières l’emprisonnant autant que le préservant.

Je pourrais avaler des manuels de psychologie, des ouvrages techniques sur la chimie des neurones que je ne serais pas plus avancer sur le sujet.

Car dans le fond personne n’a vraiment d’explication, personne n’a de réponse à cette question:

Pourquoi nous arrêtons nous à la frontière de l’impensable ? Pourquoi nous arrêtons nous toujours aussi à cette frontière du « moi ».

Je ne veux pas m’attarder sur la pensée dite correcte que l’on échange en public, mais bien plutôt sur la pensée personnelle, intime.

On pourrait imaginer que la pensée offre une liberté extraordinaire à celle ou celui qui l’utilise en son for intérieur, que la pensée est comme le feu, une torche qui nous permet d’éclairer toutes les ombres de l’ignorance. A condition toutefois que nous prenions conscience de cette ignorance.

Ce constat d’ignorance, est aussi une rareté dans notre monde moderne où chacun de nous croit savoir plutôt qu’il ne sait véritablement. Plutôt qu’il ne connait devrais je préciser.

« Connaitre » ce mot biblique qui veut dire bien plus que de simplement prendre note, que de prendre des nouvelles.

Quand Noé est ivre et qu’il « connait » ses enfants on peut dire qu’il sort du cadre habituel de la pensée, qu’il a déjà franchit la frontière de l’impensable. Et que se souviendra t’on de lui sinon qu’il a emporté des survivants au delà du déluge !

Ainsi la connaissance demande t’elle de s’extraire d’un carcan, d’un tabou, alors que le savoir n’offre que le confort de restituer ce que la communauté demande toujours implicitement, c’est à dire qu’on ne la brusque pas, qu’on ne l’effraie pas, qu’on la rassure et qu’on l’éduque au besoin dans un cadre acceptable.

L’impensable c’est souvent aussi ce que refuse le scientifique qui s’il sort du consensus de caste qu’on lui impose se voit fustigé par celle ci, taxé de fantaisiste ou de charlatan.

Si les chamans anciens ont constitué des rituels complexes pour franchir le pensable ils ne le font toujours pas de nos jours à la légère.Eux aussi sont les héritiers d’une tradition ancestrale qui véhicule les clefs d’accès à l’impensable.

Le symbole de la serrure remonte à très loin, on le retrouve dans l’Egypte qui elle-même l’a certainement déjà hérité de civilisations plus anciennes et bien plus avancées que nous ne le sommes aujourd’hui dans l’impensable.

Cette impensable pourtant cogne à nos portes de façon de plus en plus insistante.

Il cogne par la violence avec laquelle il se manifeste faute d’avoir été pris en compte si longtemps.

Que ce soit dans le domaine économique avec les différents crashs boursiers, les restructurations sauvages, l’inhumanité dans laquelle s’effectue désormais le « travail » et tous les pauvres gens qui restent sur le carreau comme autant de victimes de ces montées au front mondial que les entreprises ne cessent de ressasser pour honorer les actionnaires.

Que ce soit dans le domaine politique dans lequel éclatent désormais tous les scandales de plus en plus calamiteux. Et où le citoyen découvre avec effroi, amertume, que ce qu’il a crée, ces personnes sensées le représenter ne représentent plus que leurs propres intérets.

Que ce soit dans le domaine religieux où l’on découvre le pot aux roses des exactions des prêtres dans le domaine de la fréquentation des jeunes gens, la pédophilie dont les médias se hâtent de rappeler à quel point elle est encore, qu’elle sera toujours impensable.

Que ce soit dans le domaine écologique, avec l’observation de continents constitués de nos déchets plastiques, ou bien sur la terre où l’on découvre des lieux de stockage de déchets toxiques qui ne sont pas conformes à la réglementation et qui finissent par polluer des régions entières.

Impensable aussi ces inondations qui surgissent en même temps que ces immenses incendies qui sont devenus aujourd’hui monnaie courante et qui avalisent les anciennes prophéties de fin du monde.

Evidemment nous pouvons considérer la disparition des baleines, des ours polaires comme une tragédie et chercher des responsables parmi les dirigeants de la planète toute entière.

Evidemment nous avons encore une chance de nous réfugier dans le consensus pour accuser, nous plaindre, pointer du doigt ces personnes que nous avons décidés qu’elles nous gouvernent.

Nous pouvons nous lamenter longtemps encore d’avoir été trompés, mais ce n’est encore que du ressassement, c’est encore rester dans un cadre, l’incarnation magistrale d’un immense mur des lamentations.

Et cependant que nous coûterait vraiment d’effectuer vraiment un pas dans l’impensable ?

Un pas qui d’un seul coup nous propulserait dans une nouvelle vision du monde, de nous-mêmes ?

On associe trop souvent l’impensable au mysticisme car traditionnellement le myste est celui qui travaille à étudier les mystères, qui thésaurise la connaissance, la rendant ésotérique à seule fin de ne pas déranger l’ordre établi surtout.

L’ensemble de toutes les catastrophes que nous vivons, et que nous allons encore vivre de façon de plus en plus aiguë, cache aussi un ensemble de remises en question extraordinaires pour l’être humain que nous pouvons déjà percevoir ça et là à l’état embryonnaire.

Nous pensions vivre sur un gros caillou, il aurait été impensable jusqu’à aujourd’hui de considérer la Terre comme un être vivant, et que nous sommes partie intégrante de cet être, que ses interactions avec nous se font l’écho d’interactions que nous avons avec Elle.

Gaïa fonce, elle ne peut pas faire autrement que de continuer sa route sidérale et a déjà traversé bien des métamorphoses.

Ce qu’elle nous propose aujourd’hui en même temps qu’elle se réchauffe c’est de franchir les frontières de la pensée unique, et pour cela elle sue sang et eau, parturiente fabuleuse afin de libérer toute une connaissance, des milliards d’informations que contient l’eau de ses entrailles et qui peu à peu s’infiltrent dans toutes ses créatures, constituées d’eau comme toi et moi.

L’amour fait toujours peur. et c’est normal l’amour aussi conduit souvent, presque toujours quand il est vrai à l’impensable, et nous fait traverser ses frontières. De tous temps la grande déesse mère était caractérisée par un amour maternel qu’elle porte à ses enfants. Pourquoi l’avons nous oublié, au nom de quoi sinon de notre refus arrogant et ignorant de penser l’impensable.

Pourquoi sommes nous là ?

La palette de Saint Julien Molin Molette, bleu et orange.

En cessant de me poser cette question parce que je ne suis pas qu’une cervelle ambulante, j’ai fait une étrange expérience. J’ai pu constater que ma main pouvait avoir une autonomie particulière à condition que je ne sois pas trop tyrannique avec elle.

C’est toujours ces soucis de m’évader de toute idée d’expertise et de retrouver un esprit « neuf » qui me préoccupe en ce moment en peinture.

La cervelle, l’oeil semblent constituer ce gouvernement qui, si le corps ne le renverse pas, lui obéit plus ou moins servilement depuis bon nombre d’années.

En retrouvant le corps dans l’instant de la peinture, quelque chose d’autre surgit, comme une voie inconnue mais impérieuse qui rendrait caduque tout ce que serine la pensée, tout ce que l’œil fatigué d’avoir trop vu ne peut s’empêcher de représenter de façon incessante enfermant les toiles dans le domaine du « cliché ».

C’est un constat qui m’est venu d’un coup que je n’étais pas là, dans cet atelier pour penser et composer mais être tout simplement. Et dans cette expérience d’être le mouvement, la vitesse, la danse, procure au corps sa raison sans l’entremise du calcul de l’anticipation des pensées.

Ce qui m’entraîne à me poser la question d’une nouvelle façon finalement.

Pourquoi sommes nous là ?

Pour expérimenter la vie et c’est une chose simple en apparence mais il faut passer par bien des complications pour sentir enfin ce qu’est la simplicité.

Il n’y a aucun but à atteindre, peu importe le résultat du tableau, comme celui qui le peint, il est et cela semble sonner bien plus juste que tout ce que j’ai pu penser jusqu’à présent sur la peinture.

On voudrait être heureux, être un bon peintre, on voudrait être un tas de choses , mais on ne voit pas que tout cela on l’est déjà depuis bien longtemps, depuis toujours. On n’est pas suffisamment attentif dans l’ensemble à ce que nous sommes comme à ce qui est et voilà tout.