« Le complotiste et le paranoïaque ont toujours raison car il n’y a pas de fumée sans feu » C’est cette hypothèse qu’il s’était forgée lui-même vers laquelle il revenait sans cesse comme on revient au centre d’un cercle. Et cette certitude l’aiderait désormais à ne pas sombrer dans la débilité absolue du monde moderne.
Pour lui l’humanité était frappée par une malédiction biblique sur laquelle il n’y avait plus à revenir. Et la preuve la plus évidente de cette malédiction, c’est qu’elle continuait sans répit ses ravages. Il n’y avait qu’à constater le peu de cas que l’on faisait des rituels, du divin, du sacré, relégués par l’incommensurable orgueil de cette humanité perdue à des croyances puériles et archaïques.
L’indifférence qu’il nourrissait désormais pour l’ensemble des turpitudes humaines était ce mat auquel il s’attachait pour traverser la journée.
Et l’on pouvait lui faire miroiter tout ce qu’on voudrait il n’en dérogerait plus, cette fois ci il en était certain, il n’avait plus de temps à perdre.
« Ils l’avaient bien cherché » était le mantra qui lui permettait de botter en touche aussitôt qu’un relent de compassion, résidu de son ancienne existence, surgissait de façon impromptue,
Son nihilisme lui permettait de s’enfoncer dans une obscurité de plus en plus épaisse au bout de laquelle, autre hypothèse à laquelle il s’accrochait, il apercevrait enfin la lumière.
Et cette lumière là n’avait bien sûr rien à voir avec toutes celles dont autrefois il avait rêvées, car même son imagination était une source permanente de doutes et de méfiance, cette imagination n’était qu’une mèche trempant dans la gadoue générale, et qui ne cessait de s’en imbiber, on ne pouvait pas faire grand chose contre tout cela sinon d’en être toujours conscient.
La haine qu’il entretenait désormais avec le monde était le pendant de son amour d’autrefois, piétiné par l’égoïsme , la bêtise crasse, l’intérêt personnel de tout à chacun et dont il s’était vu impuissant à s’opposer.
— A qui donc t’adresse tu quand tu répètes encore une fois ces choses ? demanda une voix douce.
Il sentit un frisson l’envahir comme la première fois que l’on joue au ouija.
—Qui est là ? Parvint il enfin à articuler en tentant de rassembler une fois encore toute sa méchanceté pour se défendre de sa naïveté.
— Qui voudrais tu que je soies ? répondit la voix sur le même ton. c’est à toi de le décider puisque visiblement tu sembles décider de tout…
— Très bien ! Ah tu veux jouer à ce petit jeu ? Et bien je pense que tu es encore un de ces démons imposteurs qui veut se faire passer pour un ange. vas-y qui sera tu donc cette fois ? L’archange Saint-Michel ? Jésus? Bouddha ?
Il y eut un silence et, dans la pénombre de la pièce un imperceptible mouvement. Puis la silhouette se laissa distinguer peu à peu jusqu’à qu’à devenir on ne peut plus visible.
Et il se vit comme on voit son propre reflet dans un miroir.
Mais il était tellement rodé au refus qu’il refusa de se voir une fois de plus.
Il tourna les talons et s’en alla s’occuper au jardin car il y avait beaucoup à faire pour maintenir la vie en vie et cette tâche désormais, il l’avait décidé aussi, passait avant toutes les autres.
A 65 ans Gelsemina vient de troquer sa roulotte contre un appartement cosy dans le 8ème. Elle se sert un nouveau verre de Suze en contemplant les arbres du Parc Monceau au travers les grandes fenêtres ouvertes de son séjour.
Puis la sonnette tintinnabule, elle repose son verre et retrousse ses manches pour aller ouvrir à ce client qui l’a contacté il y a une semaine.
Lorsqu’elle ouvre la porte elle découvre un type, la soixantaine au crâne dégarni, mal rasé et au regard fatigué.
— Entrez c’est au bout du couloir à gauche.
Quand l’homme passe devant Gelsémina celle-ci ne manque pas de relever une odeur un peu étrange, un mélange de bonbon acidulé, de tabac et de chien mouillé.
— Asseyez-vous et racontez moi, dit-elle en s’installant sur un fauteuil Ikéa flambant neuf en vis à vis.
— Et bien voilà dit l’homme en se raclant la gorge pour affermir sa voix, une fée m’habite, et je n’en peux plus, il faut que ça cesse, vous comprenez ?
— Comment savez-vous que c’est une fée, demande Gelsémina le plus calmement du monde à son interlocuteur.
— Et bien c’est assez compliqué à expliquer comme ça, à vrai dire, je le sens c’est surtout ça.
— Et ça se manifeste comment plus précisément ?
— Et bien je fais apparaitre des choses complètement incongrues dans des circonstances où normalement ça ne devrait pas.
—Et vous avez des témoins à ces moments là où ces choses apparaissent ?
— oh oui il y a mon chat qui les voit et moi-même, enfin je crois, tenta t’il de plaisanter. Mais j’ai peur que d’autres les voient aussi et qu’ils ne m’en parlent pas pour ne pas me blesser ou me vexer.
— Quelles genre de choses ?
— Et bien pour vous donner un exemple, hier j’étais à une réunion, je suis trésorier dans une association de joueurs d’échecs, et tout à coup j’ai fait apparaitre un canard bizarre, un canard rose en plastique. j’étais en train de lire une liste d’achats à effectuer à la Présidente et à quelques autres personnes du bureau et paf ! vous imaginez un peu le malaise…
— et comment ont réagit ces personnes ?
— La présidente a fait une petite moue bizarre à cet instant en fixant l’objet, puis elle a demandé qui voulait du thé. Mais j’ai tout de suite compris qu’elle tentait de faire diversion évidemment.
— Et les autres personnes ?
— Rien ! Aucune réaction, personne n’a bronché. Mais tous regardaient là où se trouvait l’objet je l’ai bien remarqué.
— Vous voulez donc dire que vous faites apparaitre des sextoys de façon incontrôlée, si j’ai bien compris …
L’homme se renversa en arrière avec soulagement, visiblement il avait l’air de respirer enfin.
— OUI ! C’est cela, vous ne pouvez pas savoir comme ça me soulage de le partager enfin avec quelqu’un dans la réalité.
— Y a t’il autre chose à part des canards roses ? je veux dire vous avez une collection ? est ce que ce sont des jouets pour femmes spécifiquement ? Ou bien y en a t’il aussi pour hommes ? Expliquez moi ça, c’est important dit Gelsémina sans trop montrer son émotion.
L’homme se tortillait les doigts en essayant visiblement de faire des nœuds, son malaise revenait au grand galop. Elle regretta aussitôt d’avoir été si intrusive dans son questionnement.
— Ecoutez je ne vous garanti rien dit-elle. Je reviens d’une formation d’hypnose où j’ai appris un certain nombre de nouvelles techniques tout à fait révolutionnaires, et je n’ai pas eu encore l’occasion de les tester sur mes clients vraiment. Est-ce que je peux oser vous demander si ça ne vous fait rien d’essayer …
— Tout ce que vous voudrez madame mais par pitié je vous en supplie délivrez moi de ça au plus vite !
— Bien, alors le mieux est d’explorer ensemble tout cela, excusez moi j’ai juste besoin des notes que j’ai prises, dit elle en attrapant un cahier sur une table.
Gelsémina tâtonne un peu car le protocole n’est pas simple, mais ils parviennent à pénétrer ensemble dans une transe. Le voyage chamanique commence, elle n’a pas oublié de tapoter un petit tambourin qu’elle a attrapé aussi pour la circonstance.
Et là, la fée apparait enfin après quelques minutes. S’en suivent des passes magiques, des incantations, puis le sexagénaire se met à léviter, à hurler, à se débattre et comme c’est l’usage tout un tas d’objets métalliques lui sortent du corps et tombent sur la parquet.
— Bonne nouvelle dit-elle lorsque la séance s’achève enfin. Ce n’est pas du tout une fée qui vous habite, c’est autre chose. 90% des fois c’est autre chose vous savez , et là en l’occurrence c’est une saleté de poltergeist, ou d’extraterrestre, un truc qui vous suce l’énergie vitale. Mais c’est terminé pour de bon cette fois, vous l’avez éjecté, il ne reviendra plus, vous vous en souvenez n’est-ce pas…
L’homme émergea lentement comme s’il venait de faire une nuit de 12 heures, il cligna des paupières, il avait les yeux bouffis. Puis il sourit et ce sourire intrigua Gelsémina. Elle suivit du regard le sien et elle constata que la pièce était désormais envahie par une foule d’objets sexuels de toutes tailles et constitués de matières diverses. Elle constata que les canards roses étaient largement minoritaires par rapports aux phallus noirs, voire bleus et elle resta bouche bée un instant.
Puis elle se repris.
—Ce sera 100 euros pour la séance et j’ajoute aussi 50 de plus pour le voyage à la déchetterie.
Le sexagénaire ne discuta pas et plaça les billets sur une table puis elle le raccompagna à la porte d’entrée du l’appartement.
— Vous allez voir, votre vie va changer désormais lui dit elle avec un sourire d’empathie. Mais au moment de lui serrer la main il lui tendit une énorme bite fabriquée dans un matériau extrêmement doux au toucher Elle pensa qu’il avait du récupérer ce bidule dans le lot machinalement et oublier de le reposer, Dieu seul sait pourquoi.
Elle a un moment de recul puis elle attrape l’engin, ils rient un peu confus.
Enfin une fois la porte refermée elle le tourne dans tous les sens pour voir si un quelconque fabricant a laissé sa marque comme c’est l’usage. Et effectivement le « made in china » inscrit discrètement la rassure quelques instants.
Puis elle ouvre un placard dans la cuisine, s’empare du rouleau de sacs poubelle et commence à faire le ménage dans son cabinet de consultation.
Saul déboucha la bouteille de coke avec ses dents à la grande joie de Betty qui lui tendit aussitôt le gobelet blanc en plastique. Puis elle étendit sur le carton un napperon de dentelle, quelques pièces de Lego, la coquille vide d’un escargot et l’obligatoire bouquet de fleurs artificielles qu’ils avaient fauché plusieurs jours auparavant sur la tombe d’un chien crevé dans le jardin de madame Tronchu, elle même enterrée dans le cimetière du village.
— Tu es sure que tu veux vraiment le faire? demanda Saul encore une fois à la petite fille.
— Oui grand-père ! Trop c’est trop il faut que ça cesse.
À huit ans Betty possédait déjà l’essentiel qui ferait d’elle une femme au caractère bien trempé pensa Saul. Elle n’avait pas froid aux yeux, ne croyait plus au Père Noël depuis deux ans, et connaissait une quantité phénoménale de vocabulaire, notamment dans le domaine des gros mots, des invectives et des insultes.
Saul avait raccroché depuis des années, il ne consultait plus qu’en cas d’extrême urgence, et encore la plupart du temps il bottait poliment en touche et envoyait désormais les personnes qui venaient le trouver soit chez une confrère un peu plus jeune, soit à l’hôpital le plus proche, soit il se contentait tout bonnement d’un signe de tête qui indiquait un refus sans autre.
— Raconte moi encore une fois, et surtout avec le plus de détails possibles, c’est très important, demanda Saul à la petite fille
— Et bien ça arrive quand je suis endormie, je me réveille et j’ai cette putain de sensation bizarre d’être complètement paralysée, et là je dois faire des efforts incroyables pour ouvrir les yeux et je la vois. Elle se tient assise sur ma poitrine et elle pèse super lourd. Sa robe bleue pue la naphtaline et le moisi. Son auréole dorée brille comme un néon de troquet glauque. De plus son haleine a une odeur dégueulasse comme si elle s’était enfilée toute une boîte de cachous Lajaunie. Puis elle commence à me siphonner, sitôt que j’ai peur et que je me souviens d’être paralysée elle en profite. Au début j’ai cru que c’était la Vierge Marie, évidemment, mais vu son comportement j’ai tout de suite eut du mal à avalé ce bobard.
— Bien sur Betty tu as raison, rien à voir avec la Vierge je connais bien ce genre d’histoire. Beaucoup se sont déjà fait avoir que j’ai du remettre sur les rails. Je suis fier de toi vraiment, quelle sagacité pour ton âge ! Puis il ouvrit un paquet de cookies au chocolat, versa le coke dans les gobelets.
—Il faut que toi et moi ingérions ces saletés pour démarrer le rituel dit-il.
Ils le firent en silence. Puis une fois l’affaire achevée Saul leva une main et elle se transforma en oiseau qui virevolta devant le regard de la petite fille. Puis il entonna sa chanson fétiche, un vieux tube des années 70, mister tambourine man de Bob Dylan.
Betty dodelina un instant de la tête puis ce fut bon, elle était en état de transe comme Saul. Ils allaient pouvoir cheminer tous les deux ensemble dans le monde invisible.
— Rappelle toi surtout que c’est toi qui doit la repousser, moi je ne peux rien faire d’autre que t’accompagner ajouta t’il à la fillette.
Quelques minutes plus tard la fausse sainte Vierge surgit dans la pièce. Betty respirait difficilement et Saul l’aida de son mieux en élevant peu à peu la voix tandis qu’il chantait
Hey, Mr. Tambourine Man, play a song for me I’m not sleepy and there is no place I’m going to Hey, Mr. Tambourine Man, play a song for me In the jingle jangle morning I’ll come following you
Betty mobilisa toute sa force pour repousser la fausse sainte vierge. Une fois découverte cette dernière émit un cri affreux, c’était un vrai déluge d’ultra sons qui durant un tout petit instant déstabilisa la petite fille.
Mais la chanson de Dylan l’aida à retrouver son chemin dans la confusion. Et pour se donner du cœur au ventre elle se mis à fredonner aussi tout en donnant de toutes ses forces des coups de pied imaginaires car elle était paralysée comme d’habitude.
Puis il y eut cette chose étrange, le décor changea , elle se retrouva seule devant l’entrée d’une grotte et Betty ne portait plus le même prénom, elle savait qu’elle se prénommait désormais Bernadette.
Lorsqu’elle ouvrit les yeux c’était le crépuscule d’un soir d’été, et il y avait près d’elle un seau vide , il devait être tard et elle se souvînt qu’elle avait rendez vous avec ce jeune type- Paul ou Saul, elle ne savait plus vraiment- qui lui avait fait du gringue à la foire de Lourdes. Son cœur se remit à battre la chamade, elle se releva comme libérée d’un poids puis elle s’élança légère vers la rivière où ils devaient se retrouver.
De toutes les foutaises qui s’échappaient du poste pour tournoyer dans l’habitacle avant de s’élancer à l’extérieur du véhicule par la vitre grande ouverte, les élections à venir tenaient le pompon. Une vraie bagarre de chiens en rut, jappant, bavant, surenchérissant autant que faire ce peu, comme des camelots à la foire d’empoigne. Mais Louis n’y prêtait que peu d’ attention , maintenant que la nuit était tombée il se hâtait lentement pour revenir chez lui. C’est à dire qu’il avait pris l’A7 en direction de Marseille, tout en prenant grand soin de ne pas dépasser le 90 km heure.
Un sourire de satisfaction s’affichait sur son visage fatigué lorsqu’il apercevait dans son rétro les bolides obligés de le doubler puis qui se rabattaient ensuite rageusement sans même daigner allumer leur clignotant.
Il alluma une Winfield et appuya le coude à la fenêtre tout en conduisant d’une main. La nuit était chaude et douce, et Louis nota avec satisfaction que les véhicules qui remontaient en sens inverse vers Lyon ne l’éblouissaient pas. L’opération avait été un succès. Désormais à 60 ans passés non seulement il y voyait plus clair, mais plus grand chose ne pouvait l’éblouir sur la route comme autrefois.
Il nota aussi l’absence totale de surprise lorsque l’accident se produisit. Et aussi la dilatation du temps lors de celui-ci. Lorsque le 15 tonnes rencontra l’arrière du véhicule pour s’y enfoncer comme dans du beurre mou, il se retrouva projeté quelque part au dessus de la scène sans éprouver d’émotion particulière. Il vit pourtant nettement son corps traverser le pare-brise et s’en aller bouler sur le bas-côté, puis il remarqua aussi la présence d’un parfum familier. Une odeur de vétiver qui ne l’étonna pas non plus. Le parfum dont s’aspergeait son père et dont l’empreinte olfactive lui revenait tout à coup.
Il y eut un carambolage sensationnel, des voitures qui n’avaient pas eu le temps de freiner et qui au ralenti s’emboitaient les unes dans les autres. Et Louis se tenait là quelque part à observer toute la scène comme spectateur. Puis la nuit envahit son champs de vision et il n’y eut plus rien.
Lorsqu’il reprit conscience le parfum de vétiver était encore plus présent et il vit son père naturellement. Sa mère aussi était là et tout un tas d’autres personnes dont les visages lui étaient vaguement familiers.
C’était difficile d’imaginer vraiment être là remarqua t’il encore. Il n’avait pas de corps vraiment, juste cette conscience qu’il était Louis et que toutes ces personnes étaient arrivées là tout autour de lui Dieu sait comment.
Ce qui ne collait pas c’était leurs sourires. Tout à fait le genre de sourires de faux-culs qu’il leur avait toujours connu et aussitôt il retrouva sa vigilance car pas de doute, un coup fourré se préparait.
Comme si toutes ces personnes avaient pu lire dans ses pensées elles s’écartèrent soudain pour laisser passer un nouveau personnage. Le type avait la trentaine environ est était habillé avec un rideau. Ses cheveux longs crasseux et sa barbe mal taillée contrastaient avec la limpidité de son regard gris bleu.
Un regard d’amour dans lequel Louis fut tenté un bref instant de se noyer complètement. C’est à cet instant qu’il se souvint qu’il avait déjà vu ce genre de regard plein d’amour chez les curés de son enfance juste avant qu’ils le malmènent et abusent de lui.
Au moment où toutes ces choses lui revinrent la répulsion lui apparu comme la plus réelle la plus authentique des forces à sa disposition. Une force sur laquelle s’appuyer pour résister à tout ce cinéma.
— Vous êtes morts, vous n’existez pas, vous n’êtes qu’une putain de fiction murmura alors Louis. Et les personnages se dissipèrent tous comme par magie.
Sauf un.
C’était un enfant blond aux yeux tristes qui lui souriait doucement et qui le prit par la main. Jusque là Louis n’aurait su dire s’il possédait des mains et c’est cette main tendue de l’enfant qui matérialisa la sienne une main qui lui appartenait il le sentait vraiment.
—Je ne suis pas sur d’être encore en vie ni d’être vraiment mort se dit Louis. Et cette incertitude ne l’effraya pas non plus. C’était même une sorte de vecteur fantastique qu’il découvrait en même temps qu’il en prenait conscience. Une lueur déchira doucement la nuit pour créer un passage qui les invitait à pénétrer l’enfant et lui.
C’était une pièce familière que Louis reconnut aussitôt, une chambre d’hôtel dans laquelle il avait passé quelques mois dans sa jeunesse. Sur la table ronde dont un des pieds était calé par un bouquin de Camus, trônait une vieille Remington et à coté d’elle un paquet de feuillets dactylographiés.
L’enfant alla s’asseoir sur le lit comme pour tester l’élasticité des ressorts du sommier. Il y eut effectivement ces fameux grincements que Louis connaissait par cœur. Ils se sourirent franchement tous les deux.
Puis il aperçut le transistor et machinalement tourna le bouton. Une voix de femme envahit la chambre. Une voix extraordinaire avec cette toute petite pointe d’humour qui aussitôt nous indiquait que l’on était sur FIP dans le temps. Ca tombait à pic, Louis se senti délicieusement bien des les premières mesures de « So What » , aux anges si on peut dire, quand la trompette de Miles envahit la chambre toute entière.
Il s’empara du paquet de feuillets juste à ce moment là, et entreprit de les relire encore une fois, calmement, comme si désormais un grand pont avait été construit quelque part reliant toutes ses incertitudes. Et ce pont le menait sans nul doute quelque part, n’importe où, et en fait peu lui importait c’était là son seul et unique privilège de s’en foutre totalement.
“Bien sûr que si, que je suis réelle !” protesta Alice en se mettant à pleurer.
“Ce n’est pas en pleurant que vous vous rendrez plus réelle, fit remarquer Tweedledee ; et il n’y a pas là de quoi pleurer.”
“Si je n’étais pas réelle, dit Alice – en riant à demi à travers ses larmes, tant tout cela lui semblait ridicule –, je ne serais pas capable de pleurer.”
“J’espère que vous ne prenez pas ce qui coule de vos yeux pour de vraies larmes ?” demanda Tweedledum sur le ton du plus parfait mépris.
De l’autre côté du miroir, chapitre IV Lewis Carroll
—La tristesse comme la joie sont des pièges qui ne servent qu’à capturer l’attention de l’autre. Et c’est avec la plus grande froideur qu’il faut désormais considérer toutes ces fichues émotions, déclara tout à coup Charlie.
— Et le savez-vous, cher ami, dit-il en se retournant vers son cadet, savez-vous que la compassion obtenue ainsi par la ruse est un nectar, que sa robe est d’un rouge plus chatoyant que celle du sang ?
Puis, faisant encore mine de réfléchir un peu plus loin et comme pour lui-même : Tout bien peser la compassion possède aussi un bien meilleur gout que celui du sang. Quoique l’un n’aille vraisemblablement pas sans l’autre.
Le soleil descendait sur l’horizon et les champs de tournesols de chaque coté de la départementale avaient pris des tonalités couleur de rouille.
Les deux jeunes gens n’étaient pas seuls ils étaient accompagnés de leurs ombres qui cherchaient à s’abreuver en s’allongeant à leur cotés projetant leurs petites têtes dans l’ombre des fossés. La pluie avait cessé depuis quelques minutes et le clapotis de l’eau filant sa pente, seul, signalait sa présence avant de disparaitre tout en bas dans le vallon.
— Est-ce que c’est encore loin Charlie ? demanda le plus jeune à son ainé.
— Ne me dites pas que vous êtes déjà fatigué Louis, un peu de nerf ! C’est tout à fait le genre de question qu’il ne sert à rien de se poser . Puis, se reprenant. Nous arriverons avant la nuit je vous le promets, et cela devrait être suffisant pour ne plus vous inquiéter.
— Mais j’ai mal aux pieds et j’ai faim tenta à nouveau le plus jeune des deux garçons.
Mais cette fois l’ainé resta silencieux et sans même tourner le regard vers lui il accéléra le pas.
Ils étaient partis de la maison à peine une heure avant l’aube. Charlie avait noué les draps de leurs lits ensemble, puis il avait balancé cette corde de fortune par la fenêtre du 1er étage tout en prenant mille précautions en l’ouvrant pour ne pas la faire grincer et ne pas éveiller les autres habitants des lieux. Il avait soulevé son jeune frère par les aisselles pour l’aider à descendre le premier tout en le rassurant qu’il ne risquerait rien s’il voulait bien lui faire confiance.
Mais c’était une recommandation inutile. Louis était en admiration totale pour son grand frère.
Ils étaient ensuite arrivés au bout de l’allée de graviers au grand portail et c’est encore Charlie qui s’était occupé de l’ouvrir avec minutie puis qui l’avait soigneusement refermé derrière eux. L’éclairage public dans le quartier où ils vivaient était chiche, un lampadaire sur deux possédait encore son ampoule intacte.
— C’est par là dit Charlie à Louis n’ayez pas peur, vous n’avez qu’à attraper la sangle de mon sac-un petit sac tube dans lequel il avait rangé quelques victuailles chipées la veille à la cuisine pendant que les autres étaient affalés à moitié endormis devant la télévision.
Puis ils avaient gravi la pente en s’enfonçant de plus en plus dans l’obscurité. Après avoir marché un moment ils virent le soleil se lever doucement alors qu’ils parvenaient au sommet de la colline. Le spectacle était grandiose, des nappes de brumes montaient de la terre laissant distinguer entre leurs volutes d’autres collines plus lointaines et tout près d’eux quelques arbres à l’aspect fantomatiques.
Puis soudain la lumière avait jaillit pour repousser tous les doutes et les à priori. La merveilleuse campagne du pays Bourbonnais leur apparut. Cela leur avait donné du baume au cœur, ils avaient pris le temps de grignoter quelque chose que Charlie avait tiré de son sac tout en énonçant son plan d’action.
— Nous allons devoir marcher toute la journée probablement, c’est une épreuve qui demande du courage, de l’endurance Louis. Si vous ne vous sentez pas capable il est encore temps de rebrousser chemin. De plus une fois parvenus là-bas, le plus dur nous attendra encore. Je vous prie de bien vouloir réfléchir à tout cela avant de prendre définitivement votre décision.
— C’est bon Charlie, je vous suivrais en enfer s’il le faut ! avait répondu le jeune homme en essayant de mettre le plus de conviction possible dans cette réplique qui appartenait à l’un des protagonistes de l’une de ses bandes dessinées favorites. Blek le Rock. Tu as pris de l’eau , ajouta t’il en oubliant le vouvoiement.
— Vous avez pris de l’eau! Le repris son frère ainé. Et il extirpa du sac une gourde de plastique qu’il lui tendit avec une pointe de mépris.
— Le tutoiement c’est pour les faibles et les hypocrites cher ami, souvenez-vous en !
Louis regarda son frère attentivement, mais le regard qu’il trouva n’appelait pas le moindre doute, il ne plaisantait pas, il croyait vraiment à ce qu’il disait. Pour la première fois depuis qu’ils étaient partis il éprouva un léger frisson qui n’était pas du à la température.
La fin de l’été approchait et quelques instants auparavant il venait de s’éponger le front après avoir gravit la grande cote du Cluzeau à la sortie de Vallon en Sully.
Les parents des jeunes gens s’étaient levés comme à l’ordinaire. La femme avait préparé le café et en attendant qu’il coule, elle était allée allumer la télévision pour suivre une émission dans laquelle le couple de présentateurs présentait pèle mêle: une recette de cuisine, quelques conseils de jardinage, et bien sur les divers outils et ustensiles nécessaires pour réaliser toutes ces choses. Sans omettre d’indiquer le plus de facilités et de marches à suivre possibles pour les acquérir soit en magasin, par téléphone ou par correspondance.
Vers 10 h ne voyant aucun des deux enfants apparaitre la femme poussa la porte de leur chambre et resta bouche bée en apercevant les deux lits jumeaux vides et la fenêtre grande ouverte. Puis elle appela son mari.
— Claude je crois que nous avons un problème. Elle adorait cette expression sans doute parce qu’à chaque fois qu’elle la disait son mari lui répondait qu’il n’y avait jamais pas de problème mais que des solutions. Elle était assez curieuse de voir comment cette fois il allait trouver la solution.
— Mais c’est pas vrai dit l’homme, quels petits cons !
Puis il s’en retourna vers la cuisine et s’assit pour avaler son bol de café, le front barré de grosses rides qui signifiait ostensiblement l’inquiétude qui à cet instant même devait être en train de le ronger. La femme s’installa aussi et tout en beurrant les tartines ils commencèrent à échanger quelques hypothèses.
— tu y as été un peu fort avec Charly, tu n’aurais pas dû le frapper autant et avec ta ceinture en plus, ça laisse des traces. Et puis quand tu commences tu ne sais pas t’arrêter, ce n’est pas la première fois. Il a failli s’évanouir encore la dernière fois. On aurait l’air fin de devoir appeler le médecin.
— Il m’agace tellement que c’est plus fort que moi. Et quand il me tient tête ça me rend carrément dingue.
— Ce n’est qu’un gamin voyons Claude, tente de temporiser la femme. Il ne comprend pas, il ne comprend rien. tu ne peux pas lui demander autant, il n’a pas vécu ce que tu as vécu à son âge. Les temps ont changé les enfants ne sont plus les mêmes.
— Je vais prendre la voiture pour aller voir au canal s’ils n’y sont pas dit l’homme en allumant une cigarette et exhalant lentement une première bouffée.
— tu crois qu’ils sont partis pécher ?
L’homme ne répond pas il hausse les épaules.
— Il faut qu’ils choisissent spécialement le week-end pour m’emmerder dit il d’un ton fatigué. Puis il enchaina avec un « on ne va tout de même pas appeler la gendarmerie » … comme s’il se parlait à lui-même cette fois.
Le père avait refermé le portail et rejoint son véhicule garé devant la maison. Une Ami 8 flambant neuve, une voiture de service que lui prêtait la société dans laquelle il travaillait. L’odeur de cuir et de plastique neuf le rassura un peu, puis il démarra pour se rendre dans la direction du canal.
Avec un peu de chance ils seraient là se disait-il tout en n’y croyant pas beaucoup. Il avait prit le temps de regarder le hangar où était rangé le matériel de pèche et visiblement personne n’y avait pénétré depuis plusieurs jours.
Néanmoins il rejoint le pont puis tourna vers l’Allée des soupirs et gara son véhicule pour se rendre à l’endroit favori des deux enfants lorsqu’ils allaient pécher. Bien sur il ne vit personne. Et il poussa un nouveau juron.
Puis il prit encore un petit moment avant de tourner la clef de contact de l’Ami 8, il alluma une cigarette pour faire le point.
Qu’allait il pouvoir dire aux gendarmes pour expliquer cette fugue car c’était désormais une évidence il s’agissait de ça ni plus ni moins. Il s’en voulait de tout un tas de choses soudainement, ce genre de choses auxquelles on ne pense guère mais qui reviennent par la bande en certaines occasions désagréables. Comme le fait d’être colérique et impulsif par exemple. Comme le fait de ne pas savoir s’arrêter lorsqu’il commençait à frapper Charlie.
Il n’y avait personne à l’accueil lorsque l’homme fit irruption dans le poste de gendarmerie. Au loin il lui sembla entendre des voix en train de discuter dans un bureau et il s’engagea aussitôt dans le couloir qui menait vers celui-ci.
Deux hommes en uniforme étaient attablés en train de boire un café et ils furent surpris de le voir pénétrer dans la pièce.
—Je veux parler au responsable dit Claude avec un ton bourru. Il avait pris cette habitude de toujours vouloir s’adresser au responsable. Que ce soit dans un magasin, dans une société où il se rendait pour prospecter de nouveau clients pour son travail, au centre des impôts, à la banque, il ne semblait pas pouvoir supporter de s’adresser à qui que ce soit d’autre. Comme s’il désirait adresser convenablement son effort que ce soit celui de placer ses produits ou de se déverser sa colère à la bonne personne.
Et la plupart du temps ça fonctionnait plutôt assez bien. D’ailleurs pouvait il y avoir quelqu’un d’autre que la personne responsable qui pouvait réellement agir, prendre la moindre décision, dans une situation une configuration donnée ? C’était pour lui d’une logique élémentaire.
— Il n’est pas là c’est le week-end lui répondit-on tout en l’enjoignant de rejoindre l’accueil ou l’un des brigadier reprit son poste derrière le comptoir puis lui demanda quel était son problème.
— Quel est vôtre problème Monsieur. Et c’était dit avec un ton tellement méprisant eut il l’impression qu’il sentit la colère s’emparer de lui immédiatement.
— Comment ça il n’y a pas de responsable ? vous devez avoir un numéro de téléphone où le joindre oui ou non ? appelez le. Lança t’il excédé.
— Et bien c’est sa journée de congés répliqua l’autre qui visiblement faisait un effort de patience. Mais si vous voulez bien m’énoncer les faits…
— Ecoutez c’est moi qui vous paie oui ou merde ? je ne vous demande jamais rien en général mais là je ne veux m’adresser qu’à votre responsable
— Calmez vous s’il vous plait je comprends que vous ayez un problème monsieur ce n’est pas nécessaire d’être impoli pour autant et je vous garantis que je peux tout à fait m’en occuper aussi bien que le responsable, nous sommes là pour ça.
— Vous êtes vraiment une bande de branquignoles lâcha l’homme soudainement. Puis il se souvint de la raison pour laquelle il avait poussé la porte de la gendarmerie. Il allait s’en aller en claquant la porte lorsque tout à coup il s’en souvint.
Peu avant 15 heures le temps se mit à changer brutalement. Les deux enfants avaient trouvé un coin paisible au bord de l’Aumance à la hauteur d’Hérisson pour déjeuner. Ils eurent à peine le temps de se réfugier sous le pont que de grosses gouttes se mirent à tomber.
— On ne peut pas rester bloqué ici trop longtemps dit Charlie, il faut qu’on y aille, et il fit un clin d’œil à Louis en extirpant du fond de son sac deux Kway roulés en boules compactes. Toujours se renseigner sur la météo ajouta t’il en tendant le vêtement à Louis.
Et ils repartirent sous la pluie
— On a encore combien de kilomètres à faire demanda Louis
— Une bonne vingtaine encore il faut pas trainer et puis si on marche à une bonne cadence si on se concentre sur la marche vous verrez qu’on ne sentira bientôt plus la pluie. Il ne faut pas se laisser impressionner par les émotions pas plus que par les intempéries.
Vers 22 heures le véhicule de la gendarmerie se gara devant l’Amy 8. La mère était à la fenêtre derrière les rideaux, c’était presque la fin du film sur la une. Son regard alternait entre le poste de télévision et ce qui était en train de se passer dehors. Elle vit les hommes en uniforme ouvrir les portes pour faire sortir les deux enfants en même temps que John Wayne embrassait enfin Maureen O’Hara. Et elle poussa un soupir de soulagement. Puis secoua le bras de son époux assoupi sur le canapé.
—Réveille toi on les a retrouvés.
— C’est une dame de Saint-Bonnet qui nous a téléphoné en les voyant errer dans le bourg dit l’un gendarmes dont la moustache pensa t’elle ressemblait à celle d’Errol Flynn.
Il y eut des remerciements de la part des parents mais l’un des deux gendarmes ajouta qu’il y aurait une suite, que forcément une enquête serait ouverte, car ce n’était pas normal que des enfants si jeunes commencent à fuguer.
— Vous vous rendez compte 8 et 6 ans… c’est complètement absurde ajouta le gendarme qui avait l’âge du père.
Ils se regardèrent un instant en silence puis les flics saluèrent les parents et retournèrent à leur véhicule.
Les deux enfants étaient là au milieu du salon devant la télé.
— Charlie que tu fasses des conneries … mais qu’en plus tu entraines ton frère, ce n’est pas possible dit le père en dégrafant sa ceinture.
Puis il agrippa le gamin et comme d’habitude il ne connut plus aucune limite.
Mais Charlie tint bon. Il serra les dents aussi fort aussi longtemps qu’il put.
—La tristesse comme la joie, et toute la cohorte des émotions ne sont que des pièges pour capturer l’attention se répéta t’il encore une fois avant de s’évanouir encore une fois, de ne plus rien sentir du tout
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